Qui a peur d’Olympe de Gouges ?

par Christine Fauré

En 2022, Christine Fauré a publié Ces idées qui ont fait le Mouvement de Libération des femmes, XVIIIe – XXIe siècles chez Chryséis Éditions, ouvrage dans lequel elle a consacré un chapitre au rapport des historiens et historiennes de la Révolution à Olympe de Gouges. Elle a accepté d’en publier ici quelques extraits.

Les études sur Olympe de Gouges ont été mises au ban de l’université. À croire qu’au début du XXe siècle, le personnage extravagant qu’elle était censée être, faisait encore des siennes et désarçonnait les professeurs en charge de l’histoire canonique de notre pays. À gauche comme à droite, tous les clivages politiques qui ont pesé si lourdement dans le décodage des événements révolutionnaires, participent avec une belle unanimité à ce refoulement.

La lente exhumation d’Olympe de Gouges

Sous François-Alphonse Aulard (1849-1928), titulaire de la chaire d’Histoire de la Révolution française depuis 1891, républicain, libre-penseur, dreyfusard, membre du parti radical, Olympe de Gouges n’est mentionnée qu’une seule fois dans la revue La Révolution française [1] dont il est le « directeur rédacteur en chef ». C’est à propos d’un compte rendu de Henri Monin consacré au livre de Léopold Lacour (1854-1939), publié en 1900, qu’elle réapparaît : Les Origines du féminisme contemporain, trois femmes dans la Révolution : Olympe de Gouges, Théroigne de Méricourt, Rose Lacombe.

Lacour, agrégé de lettres, professeur de rhétorique, dramaturge et critique mais historien occasionnel, partisan d’un « humanisme intégral » avait entretenu avec Aulard des rapports épistolaires [2]. Lorsque ce dernier s’interrogeait sur l’existence d’un féminisme révolutionnaire : « Féminisme, cela veut bien dire, n’est-ce pas ? une doctrine en vue d’égaler les droits de la femme à ceux de l’homme ? », il fait état d’un scrupule, il ne veut pas employer ce mot abusivement ». Aulard, dans son fameux article de la Revue Bleue (1898) qui se veut exploratoire, intitulé « Le féminisme pendant la Révolution française » se contente d’évoquer l’action d’Etta Palm d’Aelders au sein du Cercle social et celle de Mlle de Kéralio dans la Société fraternelle des deux sexes. Il ne s’attarde ni sur Théroigne de Méricourt, ni sur Olympe de Gouges, alléguant des travaux en cours. Mais on sent que la difficulté essentielle porte, pour l’historien, sur l’identification du mouvement intellectuel et politique dont pourraient relever ces personnalités féminines, trop souvent perçues comme uniques. […]

À la suite des Annales révolutionnaires, fondées par Mathiez en 1907, les Annales historiques de la Révolution française font également silence sur Olympe de Gouges. Son nom n’apparaît qu’une fois, en 1926, dans une revue de presse, à propos d’un article de Raoul Verfeuil publié dans la Nouvelle Revue socialiste : «… Un essai de réhabilitation de cette aventurière girondine, sans aucune référence. M. Verfeuil affirme qu’elle fut arrêtée à l’instigation de Robespierre. Il aurait bien fait d’appuyer cette affirmation de quelques preuves. Il est singulier que le chef de la Montagne soit traité aussi cavalièrement dans une revue socialiste ! » (p. 295). Pour le commentateur, le scandale se situe moins dans l’exécution d’Olympe de Gouges pour délit d’opinion que dans le fait d’en attribuer la responsabilité à Robespierre. De quoi s’agit-il ?

Albert Mathiez, directeur avec Gustave Laurent, de la Revue, avait transformé sa tentative de réhabiliter l’incorruptible [3] en véritable idolâtrie. En 1926, il avait quitté depuis quatre ans le Parti communiste et après la mort d’Aulard, il devint le spécialiste le plus célèbre de la Révolution française. La force de ce phénomène quasi-religieux qui dura toute la vie de Mathiez et se transmit à ses disciples, eut des retombées aussi indirectes qu’inattendues sur l’histoire des femmes de la Révolution. En effet, Olympe de Gouges fut parmi ses contemporaines l’opposante à Robespierre la plus irréductible. « Elle eut des mots cinglants, accusateurs, à l’égard de celui qui se voulait ‘l’unique auteur de la Révolution’ » : « Écoute Robespierre, c’est à toi que je vais parler, entends ton arrêt et souffre la vérité. Tu te dis l’unique auteur de la Révolution, tu n’en fus, tu n’en es, tu n’en seras éternellement que l’opprobre et l’exécration. Je ne m’épuiserai pas en efforts pour te détailler : en peu de mots, je vais te caractériser : ton souffle méphètise [pollue] l’air pur que nous respirons actuellement : ta paupière vacillante exprime malgré toi toute la turpitude de ton âme, et chacun de tes cheveux porte un crime » (Pronostic sur Maximilien Robespierre par un animal amphibie, affiche datée du 5 novembre 1792 [4]).

L’état d’esprit de Mathiez – révérence à l’égard de Robespierre et occultation historique subséquente d’Olympe de Gouges – persista dans l’historiographie marxiste jusqu’à la fin des années 1960. Ainsi trouve-t-on sous la plume de Marie Cerati, dans l’ouvrage Le Club des citoyennes républicaines révolutionnaire, travail commencé sous la direction de Mathiez, dans l’hommage laconique qu’elle consacre à la révolutionnaire, une esquive rhétorique pour ne pas nommer l’objet du délit : l’opposition d’Olympe de Gouges à Robespierre et non pas son exécution : « Son œuvre capitale, c’est sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne en 17 articles (septembre 1791). L’article X, bref mais expressif réclame le droit de cité : ‘La femme a le droit de monter sur l’échafaud, elle doit avoir également celui de monter à la tribune.’ Mais cette vérité ne parut pas évidente à la Révolution qui inconséquente, n’estima pas que la conclusion fut le corollaire de la proposition ; et la pauvre Olympe ne fut admise qu’à la jouissance du premier droit [5].» […]

En 1982, l’état d’esprit n’a guère changé. Quand Michel Pertué, professeur d’histoire du droit et qui présida la Société robespierriste, rend compte de la première biographie d’Olivier Blanc sur Olympe de Gouges, elle lui apparaît comme un « être de petite physionomie » et qui mena une « vie extravagante » ; en clair, l’opposition d’Olympe de Gouges à Robespierre est à mettre au crédit « de ses opinions modérées », de ses positions « les plus réactionnaires » et de son « conservatisme très constant [6]. » [….]

Les droits de la femme

Les droits de la femme sont une extension des droits de l’homme. Cependant, deux années ont été nécessaires pour que cette notion surgisse sous la plume d’Olympe de Gouges. La création de ce vocable, fondateur d’une forme de protestation assimilée à tort au féminisme, n’a été possible qu’avec l’élargissement du débat constitutionnel à l’ensemble de la population.

Suspendue le 27 août 1789, la rédaction de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen n’a duré que sept jours. Jamais pendant ce temps, la question d’une Déclaration des droits au féminin ne s’est posée et aucune présence féminine n’a interféré dans le débat. Dans la quarantaine de projets de déclaration rédigés par des Constituants et des personnalités extérieures à l’Assemblée, il n’est pas fait référence aux femmes à trois exceptions près : le premier projet de l’abbé Sieyès (20 et 21 juillet) classe les femmes dans la catégorie des « citoyens passifs », possédant les droits civils mais dépourvus de droits politiques ; le Constituant Bouche, dans sa charte du 12 août reconduit la loi salique en excluant les filles de la succession au trône. Marat, hors de l’Assemblée, dans un projet tardif, le 23 août, dénie aux femmes et aux enfants le droit de suffrage « parce que représentés par les chefs de famille ».

Avec l’avancement des travaux de la Constitution, vient le constat : « On ne dit pas un seul mot des femmes dans la Constitution » (Adresse d’une délégation féminine de la ville de Lannion – Bretagne –, le 27 mars 1790). Cette délégation propose à l’Assemblée d’autoriser les mères à prêter le serment civique. L’ardeur de cette population, peu rompue au langage juridique et aux pratiques administratives, à montrer son attachement à la Révolution et à la politique, n’est pas partagée par les Constituants qui évitent de répondre à ces initiatives. Les situations d’urgence dans lesquelles les femmes interviennent ne sont guère propices à la nouveauté. Pourtant, la capacité de mobilisation dont elles font preuve est inséparable d’une présence attentive aux réunions et aux débats publics.

[…]

Le XXe siècle a vu dans cette Déclaration des droits de la femme, un texte phare de l’émancipation féminine, sans que l’on sache vraiment comment il a été reçu à l’époque. Les droits de la femme sont-ils l’invention exclusive d’Olympe de Gouges ? Incontestablement elle a donné à cette notion une visibilité mais les mots étaient déjà là. Dans la brochure Du sort actuel des femmes (Imprimerie du Cercle social, peut-être septembre 1791), il est également question des droits de la femme. Dès le 10 août 1790, il en est fait mention dans le Journal des droits de l’homme : un certain Labenette préconise « des droits de la femme pour faire pendant à ceux des droits de l’homme » mais il se rétracte le lendemain, obligé sous la menace d’abandonner ses propos en faveur des femmes, ce qui atteste pour le moins de la fragilité publique du thème et de son caractère conflictuel. […]

[…]Olympe de Gouges, native de Montauban, parlait occitan et dictait beaucoup. Tout son talent était lié à la parole et à l’improvisation que ses activités théâtrales avaient certainement développées. Elle avait conscience de ses carences d’éducation puisqu’elle va jusqu’à avouer dans l’un de ses premiers textes politiques : « Si mon style est décousu et diffus, mon trouble est mon excuse » (Lettre au peuple sur le projet de caisse patriotique, 1788). Ses adresses s’inscrivent donc dans ce mouvement d’offrande patriotique qui connut au cours de la Révolution d’importantes mutations. Lorsqu’elle prend comme support la Déclaration des droits de l’homme de 1789, elle s’approprie, au nom de la femme, la généralisation la plus forte de son temps sans s’apercevoir parfois de ce qu’il pouvait y avoir de contradictoire dans cet aller-retour entre l’application sans exception de la loi et la valorisation des situations singulières propres aux femmes qui constituaient pour elle une sorte d’universel. C’est d’ailleurs grâce à la fulgurance de ses formules et à l’ambivalence de sa lecture de la Déclaration des droits que son texte parvient au XXe siècle.

Olympe abolitionniste ?

Au début des années 1780, Olympe de Gouges écrit un drame intitulé Zamore et Mirza ou l’heureux naufrage, une histoire de deux esclaves fugitifs qui traversent des intrigues cruelles mais qui finit bien. En 1783, elle propose sa pièce sans nom d’auteur au Théâtre-Français. Le 28 juin 1785, grâce à de puissants appuis, la pièce reçoit l’approbation des comédiens mais l’autrice doit retoucher son drame imprimé en 1786 et approuvé le 8 juillet 1787. Selon les mémoires de Fleury, le comédien français membre du Comité de 1785 répéta les nombreuses difficultés du texte. On lui a parlé « de la difficulté de barbouiller de cambouis toute la Comédie française… On espérait en être quitte quand elle vint en triomphe apporter une recette de cirage au jus de réglisse… Enfin, au lieu de nègre, la Comédie proposa des sauvages [7]» à la grande indignation de l’autrice du drame.

La pièce désormais intitulée L’esclavage des nègres est représentée le 28 décembre 1789. Les propriétaires coloniaux organisent contre cette pièce une cabale des plus violente et menaçante contre la personne de son auteur. Les comédiens ne mettaient aucun entrain à incarner cette pièce. Le drame trop romanesque apparaissait presque anachronique. Il n’y eut que trois représentations, moins par manque de succès que sous le coup des pressions financières des colons qui s’ensuivirent, malgré de nombreux articles et correspondances.

[…]

« Le sang coule partout [8] »

C’est encore au nom de « l’humanité » et guidée par l’horreur du massacre qui se déroule sous ses yeux, qu’elle annonce sa proposition de référendum à la Convention. Voici comment elle décrit la situation politique en juillet 1793 : « Plusieurs départements s’agitent et penchent vers le fédéralisme ; les royalistes sont en force au dedans et au dehors, le gouvernement constitutionnel un et indivisible est en minorité mais courageux, le sang coule partout ; cette lutte est horrible, affreuse à mes yeux ! Il est temps que le combat cesse ». Ce texte parmi les derniers et qui lui sera fatal, relève de la technique du pamphlet. Tous les ingrédients sont là. Olympe de Gouges ne se désigne plus « comme conseillère du roi », elle n’adopte pas la posture avantageuse que Desrais et Frussotte avaient jadis gravée à l’occasion de la publication de sa « Lettre au peuple » de 1788[9]. La description du véritable état de la France vient d’une autre planète. Ce n’est plus Olympe de Gouges qui parle mais un voyageur aérien affublé d’un nom ridicule : «Toxicodindron », « je suis du pays des fous ». De l’écrit politique à travers lequel elle sollicitait l’adhésion, voire la reconnaissance des autres, elle passe au pamphlet. Ses « Trois urnes » ont toutes les caractéristiques données par Marc Angenot dans son livre consacré à la parole pamphlétaire : une présence de l’ego dont les constantes sont l’ « exotopie – le pamphlétaire se situe en marge du système dominant et à la limite nulle part » –, « une parole sans compétence… – le savoir est encore un mode de pouvoir, il doit en refuser l’illusion » –, « pouvoir de la vérité… –  il lui reste à affirmer le pouvoir éternel de la vérité » -, « une parole auto-mandatée, solitaire et risquée[10] ». C’est de ce parti pris narratif, le pamphlet, que découle la solitude de la parole d’Olympe de Gouges et non d’un isolement social dont nous avons vu qu’il n’a pas existé. En revanche, le risque pris fut bien effectif. Dénoncée par ses afficheurs, elle fut incarcérée et rapidement guillotinée.

La feuille du Salut public (septide de la IIIe décade du mois brumaire, l’an II), s’adressant aux républicaines, après l’exécution d’Olympe, définit ainsi ses crimes : « Elle voulut être homme d’État et il semble que la loi ait puni cette conspiratrice d’avoir oublié les vertus qui conviennent à son sexe ». Le sort fait à Madame Roland : « Ce bel esprit à grands projets, philosophe à petits billets », servira également d’exemple pour remettre les républicaines dans le droit chemin si par hasard elles étaient tentées d’en sortir… « Femmes, voulez-vous être républicaines ? Aimez, suivez et enseignez les lois qui rappellent vos époux et vos enfants à l’exercice de leurs droits ».

Les droits de la femme avaient fait leur temps ; la société française garde jusqu’à nos jours les traces douloureuses de cette misogynie politique et la rareté des travaux sur Madame de Gouges en atteste la persistance.

Pour en savoir plus

C. Fauré, Ces idées qui ont fait le Mouvement de Libération des femmes, XVIIIe – XXIe siècles, Chryséis Éditions, 2022, « L’offrande patriotique ou la volonté d’investir l’espace révolutionnaire » et « Olympe de Gouges au ban de la révolution », p. 123-174

C. Fauré, « Des droits de l’homme aux droits de la femme, une conversion intellectuelle difficile », in Nouvelle Encyclopédie politique et historique des femmes, Paris, Les Belles Lettres, 2010.


[1] La Révolution française, Revue historique puis Revue d’histoire moderne et contemporaine, publiée par la Société de l’histoire de la Révolution (1881-1939).

[2] Publication de ces lettres par Christine Fauré, « La naissance d’un anachronisme : le féminisme pendant la Révolution française » https://journals.openedition.org/ahrf/6433, La prise de parole publique des femmes https://journals.openedition.org/ahrf/5773 (sous la direction de C. Fauré), Annales historiques de la Révolution française, n° 344, avril-juin 2006, p. 193-198.

[3] Surnom de Robespierre ; voir Jean-Clément Martin, « De Robespierre à “l’Incorruptible” 1789-printemps 1791 », » https://www.cairn.info/robespierre–9782262065492-page-73.htm, in Robespierre, Paris, Perrin, « Biographies », 2016, p. 73-106. (Note de S. Duverger).

[4] In Olympe de Gouges, Écrits politiques, 1792-1793, tome II, préface d’O. Blanc, Paris, Côté-femmes, 1993, p. 16-17.

[5] M. Cerati, Le Club des citoyennes républicaines révolutionnaires, Paris, Éditions sociales, 1966, p. 16-17.

[6] Annales  historiques de la Révolution française, juilet-septembre 1782, n° 249, p. 505.

[7] Mémoires de Fleury, in Olympe de Gouges, l’esclavage des nègres, version inédite du 28 décembre 1789, étude et présentation de Sylvie Chalaye et Jacqueline Razgonnikoff, L’Harmattan, 2006, p. 147-148.

[8] Intertitre ajouté par S. Duverger.

[9] Gravure que l’on peut voir au musée Carnavalet à Paris et sur le site de ce musée (cliquer ici) (note de S. Duverger)

[10] Marc Angenot, L’énonciateur et son image » in La parole pamphlétaire, contrubution à la typologie des discours modernes, Paris, Payot, 1982, p. 73-80.

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