Nous reproduisons ci-dessus, avec son aimable autorisation, le portrait que l’artiste Sophie Degano a fait d’Olympe de Gouges. Il est issu de sa série Grâce à elles (2016 et 2019).
Premier extrait d’une biographie encore inédite d’Olympe de Gouges. Son autrice, Julie Dollé, entend donner la place qui lui revient à l’œuvre de cette femme trop en avance sur son temps pour ne pas le déranger profondément. Une œuvre encore insuffisamment lue à laquelle il s’agit de rendre justice – parce qu’elle avait « politiqué » plutôt que de rester dans l’ombre domestique, elle fut jugée folle.
Julie Dollé est professeure de philosophie et a publié précédemment deux ouvrages à caractère autobiographique (Vaincue, parfois… résignée, jamais !, L’Harmattan, 2011 et La première fois, L’Harmattan, 2015). Elle retrace ici les raisons pour lesquelles elle s’intéresse à Olympe de Gouges depuis 2008.
Même si son buste est entré au Palais Bourbon en 2016, même si en 2004 a été inaugurée une place du troisième arrondissement de Paris portant son nom et même si son œuvre est aujourd’hui éditée par les éditions Cocagne [1], Olympe de Gouges reste encore méconnue par beaucoup d’entre nous. En dehors des cercles universitaires ou des milieux féministes, nombreux sont ceux qui n’ont jamais entendu son nom ou qui ignorent qui elle est, elle qui a pourtant défendu tant de causes si justes avec tellement d’avance sur son temps. En travaillant sur Olympe de Gouges, on comprend rapidement que si le silence évoqué par Charles Monselet dans son ouvrage Les Oubliés et les dédaignés a bien été brisé, lui qui écrivait à son sujet que « sa vie, une des plus haletantes et des plus dramatiques, étonne, et fait qu’on se demande comment tant de silence a remplacé tant de bruit [2] », la reconnaissance dont on fait preuve à son égard, qui a certes progressé, n’est pas encore à la hauteur de la richesse de son existence, ni à celle de la pertinence et de la fécondité des combats qu’elle a menés.
Parmi ceux-ci, citons dès maintenant celui qu’elle livre contre l’esclavage dans sa pièce Zamore et Mirza, ou l’Heureux naufrage, qu’elle écrit dès 1784 alors que cette pratique ne sera définitivement abolie que plus d’un demi-siècle plus tard, en 1848. Elle est, non seulement la première femme, mais la seule à oser porter cette question sur une scène de théâtre : grâce à elle, celle-ci peut davantage toucher l’opinion publique et non plus se limiter à la seule sphère intellectuelle. Dès 1788, elle s’attaque aussi au racisme dans ses Réflexions sur les hommes nègres, alors même que l’égalité de droits entre tous les hommes blancs n’a pas été établie. La même année, n’est-ce pas encore Olympe de Gouges qui pense, dans ses Remarques patriotiques, une forme d’assistance sociale dont les principes seront institués plus de 150 ans plus tard, dans le préambule de la Constitution de 1946 ?
Dans sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, Olympe de Gouges est aussi celle qui formalise l’égalité des droits entre femmes et hommes. Celle qui revendique, notamment, le droit de vote plus d’un siècle et demi avant qu’il ne devienne une réalité en France, ainsi que celui d’être élue car, comme l’argumente sa formule devenue célèbre, puisque « la femme a le droit de monter sur l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune [3]», cette femme, donc, bouscule les mœurs de son temps et, nécessairement, dérange. Olympe de Gouges veut faire des femmes des êtres éduqués, libres d’user de leur raison, visibles et audibles dans la sphère publique, là où beaucoup encore les réduisent à leur statut de mère et ne les autorisent à intervenir que dans la sphère familiale.
Après avoir été meurtrie par ses années de mariage partagées avec un homme qu’elle n’avait pas choisi, Olympe de Gouges crée sa Forme de Contrat social de l’homme et de la femme dès 1791, un contrat qui se rapproche du contrat de mariage actuel ou encore du Pacs (pacte civil de solidarité) qui verra le jour plus de 200 ans plus tard, en 1999. Ce texte fonde l’union sur l’amour, rend possible la séparation entre les membres de ce contrat et prévoit de protéger les enfants, qu’ils soient issus de cette union ou non.
Mais la pensée d’Olympe de Gouges s’étend au-delà du champ social et politique puisqu’elle a aussi proposé des mesures économiques et juridiques novatrices trop souvent oubliées. Elle est celle qui conçoit, par exemple, un impôt sur les signes extérieurs de richesse et qui développe en 1790 une nouvelle conception de la justice dans son Projet sur la formation d’un tribunal populaire et suprême en matière criminelle afin de réduire, autant que faire se peut, les condamnations arbitraires.
Voici qui justifie également que l’on écrive à son sujet : Olympe de Gouges a été plus qu’abondamment critiquée pendant sa vie, peu après son exécution également, et ensuite, quand elle n’a pas été ignorée par les historiens, on a obstinément dressé d’elle un portrait dévalorisant, voire même outrageant. Pierre-Gaspard Chaumette, qui a pourtant lui aussi soutenu l’abolition de l’esclavage, s’exprime en ces termes deux jours après son exécution :
« Rappelez-vous cette virago, cette femme-homme, l’impudente Olympe de Gouges qui, la première, institua des sociétés de femmes, qui abandonna les soins de son ménage, voulut politiquer et commit des crimes ! Tous ces êtres immoraux ont été anéantis sous le fer vengeur des lois ; et vous voudriez les imiter ? Non, vous sentirez que vous ne serez intéressantes et vraiment dignes d’estime que lorsque vous serez ce que la nature a voulu que vous fussiez. Nous voulons que les femmes soient respectées, c’est pourquoi nous les forcerons à se respecter elles-mêmes [4]».
Voilà qui illustre bien le « furieux antiféminisme de la plupart des hommes de la Révolution [5]», comme l’écrira Léopold Lacour en 1900. Restif de la Bretonne la considère lui comme une prostituée [6] et l’épisode suivant, bien plus récent, prouve combien les préjugés ont la vie dure. Ceux qui voulaient que le collège Monplaisir porte le nom d’Olympe de Gouges en témoignent :
« Il a fallu l’intervention d’Élisabeth Badinter […] pour que l’on puisse donner le nom d’Olympe de Gouges au collège […]. Nous avions une amie qui était en stage de documentaliste […] et qui devait être inspectée. Elle devait aller chercher son inspecteur à la gare et, sur la route, l’inspecteur en question lui avait demandé en toute innocence : “Mais cela ne vous gêne pas d’être en stage dans un collège qui porte le nom d’une prostituée ? [7]” ».
Mentionnons également la position soutenue par le docteur Guillois, au début du XXe siècle, dans la thèse qu’il consacre aux femmes de la Révolution et notamment à Olympe de Gouges : après lui avoir reconnu certaines qualités – vivacité d’esprit, intelligence, très vive imagination –, il en vient rapidement à porter des jugements qui relèvent aussi de l’antiféminisme. Il considère d’abord qu’Olympe de Gouges souffrait d’un trouble de la persécution qu’il justifie par la réaction de la jeune femme confrontée au mariage qu’on lui imposait : « La première trace s’en trouve lorsqu’on voulut la marier ; elle se considéra comme une véritable victime que l’on sacrifiait [8] ». Sans fonder son jugement en raison, il assimile par ailleurs les idées féministes d’Olympe de Gouges à des idées plus ou moins folles, un argument bien facile pour disqualifier ce qui est dérangeant : « Ses idées sur le féminisme sont déjà moins raisonnables : empreinte d’une bizarrerie excessive, elles servent de traits d’union entre la raison et la folie [9]». Le docteur Guillois en conclut le diagnostic mental suivant : Olympe de Gouges aurait souffert, d’une part, d’hystérie car elle a voulu jouer un rôle dans la vie sociale et politique et se mettait elle-même en valeur, d’autre part, de dégénérescence mentale du fait de ses idées plus ou moins démentes, et enfin du trouble de la persécution déjà mentionné. Ces éléments psychiques, associés à des symptômes physiques, parmi lesquels le docteur note un trouble des menstruations, l’amènent à penser qu’Olympe de Gouges aurait souffert de « délire à forme paranoïaque » ou « Paranoïa reformatoria » [10]. En d’autres termes, parce qu’elle a défendu avec toute son ardeur une multitude de causes, parmi lesquelles celle des femmes, parce qu’elle a voulu participer à la Révolution et eu le courage d’exprimer qu’une jeune mariée de force était bien en effet sacrifiée, elle devient une hystérique paranoïaque ! Voilà jusqu’où a été poussée la critique à son propos.
Les combats menés par Olympe de Gouges sont très modernes, c’est pourquoi nous voulons également la faire connaître. Qu’il s’agisse d’améliorer la condition des femmes, de lutter contre le racisme, et par ricochet, de promouvoir plus de tolérance, d’améliorer l’exercice de la justice, de défendre la liberté d’expression et d’agir en vue d’une société plus solidaire, tous ces sujets font encore notre actualité aujourd’hui.
Enfin, si Olympe de Gouges est bien entendu féministe – à chaque fois qu’elle le peut, elle tente d’améliorer le sort des femmes –, il serait dommage de laisser vivre dans les esprits une personnalité finalement amputée de ses autres intérêts. Sa vie prouve que nous avons aussi affaire à une humaniste, à une femme politique et à une femme de lettres dont l’œuvre est très largement négligée. Nous avons rendu compte de cette œuvre très riche, qui comptait plus de 40 pièces de théâtre (mais elles ne sont pas toutes parvenues),deux romans, un essai, un conte, une multitude d’écrits politiques sous diverses formes, des lettres, des préfaces et d’autres écrits autonomes.
Après être montée sur l’échafaud, Olympe de Gouges, combattive jusqu’à son dernier souffle, s’est écriée : « Enfants de la Patrie, vous vengerez ma mort ! [11] ». Il ne s’agit pas ici de venger sa mort, même si elle est le fruit de l’injustice la plus flagrante, mais de participer à lui donner sa pleine place dans notre mémoire collective en reconnaissant l’époustouflante richesse de sa personnalité et la vaste ampleur de son action, qui font d’elle une femme d’exception, profondément captivante, et une humaniste aux idées étonnamment modernes.
[1] De Gouges O., Œuvres complètes, Tome I (Théâtre), Tome II (Philosophie : dialogues et apologues), Tome III (Pamphlets, Épîtres 1786-1790), Tome IV (Pamphlets, Épîtres 1791-1793), Montauban, Éditions Cocagne, 1993, 2010, 2017.
[2] Monselet C., Les Oubliés et les dédaignés, figures littéraires de la fin du 18e siècle, Paris, Charpentier et Cie, Libraires-Éditeurs, 1876, p. 117.
[3] De Gouges O., Œuvres complètes, tome IV, Montauban, Cocagne éditions, 2017, p. 53.
[4] Cité par Blanc O., Olympe de Gouges, Des droits de la femme à la guillotine, Paris, Tallandier, 2014, p. 227. (Ajout de S. Duverger : Chaumette P.-G., « Discours à la Commune de Paris », Révolutions de Paris, n°216, 27 brumaire an II (17 novembre 1793)).
[5] Lacour L., Trois Femmes de la Révolution, Olympe de Gouges, Théroigne de Méricourt, Rose Lacombe, BnF Collection, Ebooks, 2015, p. 14.
[6] Restif de la Bretonne N.-E, L’Année des dames nationales ; ou Histoire, jour par jour, d’une femme de France, Paris, 1794, p. 454.
[7] Guibert S., Olympe de Gouges. La révolte d’une femme, Paris, Éditions E-dite, 2006, p. 48.
[8] Guillois A., Étude médico-psychologique sur Olympe de Gouges. Considérations générales sur la mentalité des femmes pendant la Révolution française, Lyon, Edition A. Rey, 1904 (thèse soutenue à la faculté de médecine et de pharmacie de Lyon), p. 53.
[9] Ibid., p. 62.
[10] Ibid., p. 68.
[11] Blanc O., Olympe de Gouges, Des droits de la femme à la guillotine, op. cit., p. 225.