Olympe de Gouges au Panthéon

Lors du colloque sur « la démocratie ‘à la française’ ou les femmes indésirables » organisé en décembre 1993 par Éliane Viennot, Catherine Marand-Fouquet a exploré les résistances opposées aux demandes féministes que des femmes emblématiques soient panthéonisées. L’historienne est elle-même, d’ailleurs, la première à avoir officiellement défendu la nécessité d’ouvrir à des femmes illustres les portes du temple de la république. En 1989, au moment du bicentenaire de la Révolution, elle a proposé à François Mitterrand d’y honorer l’autrice de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. Sur les conseils de Gisèle Halimi, sa requête a mentionné également deux autres femmes, Marie Curie et Berty Albrecht. Olympe de Gouges ne fut pas considérée comme digne de la consécration.  La panthéoniser aujourd’hui, et en compagnie de Gisèle Halimi, serait symboliser mémorablement l’importance que revêtent désormais les droits des femmes aux yeux du gouvernement français, et ne pourrait que soutenir la diplomatie féministe dont la France s’honore.

Sylvia Duverger

Nous remercions Éliane Viennot de nous avoir autorisées à republier cet article, qui figure dans les actes du colloque susdit (La démocratie ‘à la française’ ou les femmes indésirables, sous la direction d’E. Viennot, Les Cahiers du Cedref, Hors série n° 2, 1996)

Olympe de Gouges au Panthéon, ou la tribu France et ses femmes

Par Catherine Marand-Fouquet, historienne libre

Avec cette communication, l’histoire immédiate fait irruption dans ce colloque. Mais il y sera montré aussi à quel point les brûlures de l’histoire d’aujourd’hui révèlent que les bûchers d’autrefois, ceux sur lesquels on brûlait les sorcières, rougeoient encore, obscurément.

Olympe de Gouges au Panthéon, un mot d’ordre qui appelle à réfléchir sur la place des femmes dans les liturgies politiques dont la ‘démocratie à la française’ est friande. À travers elles, « le Pouvoir » se donne en spectacle. Il entretient son image fascinante et redoutable par des célébrations qui l’auréolent de sacralité. Pour afficher une identité, mobiliser une collectivité, développer un loyalisme, il n’est pas de mouvement politique, de parti, de régime, qui n’ait recours à des rites, chargés de symboles redondants. Plus florissantes dans les terres du césarisme que dans celles des libertés, ces liturgies nationales évoluent au rythme des ferveurs nationales et des désamours [1]. »

La panthéonisation est le rite qui, depuis 1791, exprime le mieux le particularisme de la démocratie à la française. Il n’est pas de monument plus symbolique de l’ordre républicain que le Panthéon. Il n’en est pas de plus sacré pour la mémoire nationale. Or, il exclut encore les femmes es-qualités. Le scandale est que, jusqu’ici, cela n’a pas beaucoup choqué ; la chose est même passée inaperçue, tant elle allait de soi. Il nous faut expliquer cette fausse évidence. Elle permet de jauger les résistances qu’ont rencontrées les demandes d’entrée au Panthéon formulées par des féministes dans le passé, et très officiellement depuis 1989.

Des féministes, et un Panthéon

La première trace de demande de panthéonisation d’une femme que j’ai trouvée remonte au premier centenaire de la Révolution. Celui-ci fut marqué par une quadruple panthéonisation : Carnot, Marceau, Baudin, La Tour d’Auvergne. Maria Martin écrit alors dans La Citoyenne  : après avoir ironisé sur le rite qui consiste à « promener avec faste la poussière des héros », elle suggère d’honorer à cette occasion Madame Roland. Sans s’attarder au fait que le Panthéon n’abrite aucune héroïne, elle demande que l’on y place un buste ou une plaque à la mémoire de celle qui fut « le type vivant de la douceur et de la candeur, le modèle de la citoyenne comme de l’épouse et de la mère ». Ainsi la Patrie reconnaissante placerait-elle « parmi les noms de ses grands hommes la mémoire d’une de ses filles morte pour la liberté. »

 On remarquera les vertus bourgeoises et féminines avancées pour justifier la demande. Il n’y eut pas de suites. Mais, en 1989, c’est Madame Roland et elle seule qu’on choisit pour incarner sur un timbre, ce panthéon de papier, le versant féminin de la Révolution. Les vertus bourgeoises y étaient peut-être encore pour quelque chose.

Le Bicentenaire a transformé l’année 1989 en liturgie politique ininterrompue. Ce faisant, il a permis une prise de conscience : celle du scandale que représente l’exclusion des femmes du Panthéon. Celle-ci n’a rien d’un oubli. On dit parfois que les femmes en France ne connaissent pas l’exclusion, mais seulement la discrimination. Ici, c’est bien d’exclusion qu’il s’agit, d’exclusion d’un lieu fondateur du pouvoir politique ou plus exactement de la légitimité républicaine, qui, en France, a toujours voulu s’ancrer dans l’Histoire. Exclusion d’autant plus radicale qu’une femme s’y trouve, Sophie Berthelot, mais c’est en qualité de ‘femme de’. L’admission, ici, fut sentimentale : on ne voulut pas séparer deux époux morts à quelques heures d’intervalle. Exclusion d’autant plus profonde qu’elle est environnée de silence. Mona Ozouf a consacré un brillant article au Panthéon, reprenant à son propos l’expression d’André Billy, « L’École normale des morts » Pas une allusion dans ce texte, pensé voici plus de douze ans, à la masculinité exclusive du monument. Au concours d’entrée à cette École-là, les femmes sont, jusqu’à ce jour,  d’éternelles recalées.

La prise de conscience de ce scandale fut très classiquement provoquée par une série de violences symboliques. Il me faut assumer ici la position de témoin, qui ne va pas de soi : quand on a été élevée ‘du côté des petites filles’, il est très difficile de se poser en actrice. Témoigner oralement, passe encore, mais écrire… Cette retenue même doit figurer au dossier : souvent les femmes n’ont rien parce qu’elles ne demandent pas.

Auteure d’un livre destiné au grand public sur l’histoire des femmes pendant la Révolution [2], j’étais particulièrement attentive au traitement de la question pendant l’année du Bicentenaire. Mon irritation, mon indignation, s’est nourrie de trois causes principales. D’abord, mais c’était prévisible, de la façon dont les médias populaires (essentiellement la télévision) traitaient le sujet. On retombait dans les vieilles ornières de l’anti-féminisme graveleux : thèmes éculés des ‘Jupons de la Révolution’, mise en valeur des figures sanglantes de tricoteuses ou de victimes comme Marie-Antoinette, étalement complaisant sur ‘la folle’, Théroigne de Méricourt. Dès le 14 avril, à Toulouse, je demandais qu’on allumât des contre-feux [3].

D’autre part, des médias à prétentions intellectuelles ne faisaient pas mieux. Le 15 mai, Libération titrait « De femme à femme » une recension d’ouvrages écrits par des femmes sur le sujet. Aurait-on titré « De Juif à Juifs » la critique du livre de Robert Badinter sur les Juifs sous la Révolution ? La rédaction n’a pas répondu à la question que je lui posai à ce propos. Quant au Monde de la Révolution, après avoir annoncé le colloque de Toulouse sur un ton condescendant, il ne daigna en rendre compte mais osa titrer « Hystérographie révolutionnaire » la recension qui parut en juin d’un certain nombre de livres portant sur l’histoire des femmes sous la Révolution. Le couple infernal Furet-Ozouf régnait sur les rotatives et, fidèle au masculinisme historique caractérisant les hussards noirs dont il est la réplique, ne faisait même pas figurer la question des femmes dans son Dictionnaire critique de la Révolution française. L’histoire des femmes était cantonnée dans la coulisse, en province, dans l’obscurité des arrière-bureaux, des papiers non publiés. Seul échappait un peu à l’ostracisme des clercs le beau travail de Dominique Godineau, patronné, il est vrai, par Michel Vovelle [4].

Débats franco-français propres à un micro-milieu social ? Sans doute. Cela se déroulait toutefois dans une atmosphère générale fort peu propice à la condition des femmes : montée des intégrismes, succès parlementaires du mouvement pro-life aux États-Unis, régression de la condition des femmes au Moyen-Orient.

« Si l’on met trois hommes, demandez trois femmes »

En août enfin vint l’annonce de la panthéonisation prévue pour le 12 décembre : encore trois hommes. Je vérifiai alors la liste des hôtes du monument et fus sidérée en constatant qu’en près de deux siècles, pas une femme n’avait été jugée digne d’y reposer pour ses mérites. Le premier septembre, j’écrivis au Monde un billet d’humeur et proposai qu’Olympe de Gouges soit portée au Panthéon en même temps que Condorcet, Monge et l’abbé Grégoire. Je suggérais, pour un peu plus tard, Marie Curie. Pas d’écho. Toute émue de mon audace, j’avais besoin, pour aller plus loin, de l’approbation d’une féministe patentée. Un débat organisé à Marseille me donna l’occasion d’exposer la question à Gisèle Halimi. Elle répondit sans hésiter : si l’on y met trois hommes, demandez trois femmes. Sur ces entrefaites paraissait dans Télérama la protestation d’Antoinette Fouque contre le sexisme des propos de Claude Autant-Lara visant Simone Veil [5]. Je résolus alors d’en finir avec le féminisme Maginot, et de passer à l’attaque.

Je réfléchis à une troisième panthéonisable. La Ve République avait honoré la Résistance avec Jean Moulin. On avait encore oublié les femmes, alors que les héroïnes ne manquaient pas. Je choisis Berthie Albrecht, une Marseillaise : la démarche partirait de sa ville natale, où elle demeurait, pour la plupart de ses concitoyens, une inconnue.

Le texte de la pétition au Président de la République fut présenté à la Maison des Associations le 4 octobre, à l’occasion d’une rencontre organisée par le CODIF [6] pour commémorer la marche des femmes sur Versailles. La campagne de signatures était lancée. J’alertai les associations dont je faisais partie : le Grain de sel, l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie, le CEFUP [7], et plusieurs individus dont je pensais qu’ils devaient prendre parti en ce sens. Plusieurs centaines de signatures furent récoltées. Le Méridional [8] avait donné un écho assez large à la manifestation du 4 octobre. Mais c’est sans doute la parution dans le courrier des lecteurs du Monde, le 11 octobre, qui fit bouger les choses et me valut d’inaugurer des correspondances fructueuses. Mon texte n’y était pourtant pas présenté pour ce qu’il était, une pétition adressée à François Mitterrand, mais comme l’opinion d’une lectrice, ce qui l’émasculait, si j’ose dire, quelque peu. Cela suffit-il à le faire prendre au sérieux par l’Élysée ? Deux chargés de mission [9] répondirent que pour cette fois il était trop tard, mais que le Chef de l’Etat s’attacherait, dans un avenir proche, à réparer l’injustice et que « des femmes comme Marie Curie et Berty Albrecht » auraient cet honneur. Olympe passait à la trappe.

Il fallait riposter. À Marseille, le 12 décembre, à l’heure même où se déroulait la triple panthéonisation – apothéose du Bicentenaire –, un cortège modeste se formait devant la maison qui avait abrité l’enfance et la jeunesse de Berthie Albrecht. Sur celle-ci, deux plaques : toutes deux à la gloire de Paul Valéry qui avait sanctifié la demeure en y passant quelques jours « chez des amis [10] ». Nous étions trente-trois au début de cette marche, dont trois hommes [11] : des féministes, des membres du CODIF, de l’Alliance des Femmes, Jeanne Mazel (d’autres femmes politiques s’étaient excusées). Marie-France Brive avait envoyé un beau télégramme. On évoqua Berthie à la lueur des bougies, on chanta le Chant des partisans, on déposa des fleurs. Puis on se dirigea vers le lycée Montgrand, le plus ancien lycée de filles de la ville, que Berthie avait fréquenté, où Simone de Beauvoir enseigna une année. Hommage lui fut rendu, La Marseillaise que l’on chanta devait rappeler les vertus libératrices et intégratrices, particulièrement pour les filles, de l’enseignement laïque. On sortait tout juste de l’affaire des foulards. La marche se termina enfin à la maison mortuaire de Louise Michel : un très modeste hôtel dont le patron, tunisien d’origine, après avoir entendu Le Temps des cerises, nous demanda le bouquet, afin de l’installer « dans la chambre de la dame ».

Dans les semaines et les mois qui suivirent, une correspondance s’établit avec diverses personnes qui avaient pris parti pour la cause : rendre justice aux femmes et les faire progresser au plan symbolique dans la conscience nationale en les inscrivant dans le paysage urbain. Les unes organisaient des conférences, d’autres s’efforçaient de faire donner des noms de femmes à des rues, à des établissements scolaires. Quelques articles parurent dans la presse locale. On était surpris, en général, de l’adhésion populaire à la demande de panthéonisation des femmes alors que des réticences, voire même des blocages se manifestaient chez des femmes et des hommes qui se réclamaient par ailleurs d’un idéal égalitaire.

Les opposants

Les opposants peuvent se diviser en plusieurs groupes. Le premier est hostile par principe : il est imperméable à toute discussion sur le sens des symboles. Le Panthéon, pour lui, n’a pas de raison d’être. Qu’on laisse les morts reposer où ils sont. Cette tendance libertaire, qui conteste toute valeur aux liturgies politiques, est moins répandue aujourd’hui, semble-t-il, qu’en 1968. Mona Ozouf a souligné que les foules juvéniles de l’époque ont contourné ce bastion républicain sans même y porter attention. Depuis, la liturgie du 21 mai 1981 a rajeuni le monument, qui suscite moins d’indifférence. C’est un effet-Mitterrand : trois roses au poing, il a fait refleurir la nécropole de pierre – alors que l’installation solennelle de Jean Moulin, en 1964, ne lui avait pas pour autant donné de couleur gaullienne. Les autres régimes sont venus au Panthéon en simple visite. En choisissant d’inaugurer par là sa présidence, d’y enraciner sa légitimité par une triple référence historique (Schoelcher, Jaurès, Moulin), François Mitterrand en a fait le berceau de son règne. Nul, depuis Napoléon y installant d’autorité ses généraux, n’en avait fait autant.

Le relent de césarisme qui affecte le Panthéon est vivement ressenti par un grand nombre de féministes qui sont, pour cette raison, hostiles à toute revendication le concernant. C’est particulièrement vrai des féministes de la première vague. Ainsi, malgré Marie-France Brive, le groupe Simone, de Toulouse, refusa-t-il de s’associer à la pétition. Le mouvement féministe est parent de l’anarchie dans la mesure où il conteste le pouvoir patriarcal. Il récuse les attributs symboliques de ce pouvoir, ses monuments, à moins qu’il ne s’en empare pour les subvertir comme fit la manifestation du 20 août 1970 à l’Arc de Triomphe. D’autres féministes pensent en revanche que l’entrée de femmes dans cette enceinte la subvertirait radicalement. C’est d’ailleurs ce qui motive l’opposition de certains hommes. Au Panthéon, l’homme est pontife de la Nation. Or, comme chacun sait, la femme ne peut exercer la prêtrise. Aussi longtemps que le monument n’abritera que des citoyens modèles de sexe masculin, on pourra soutenir que, dans l’imaginaire national, la citoyenne modèle est impensable.

Parmi les femmes, un autre groupe s’est montré hostile à la pétition, par ‘retenue universitaire’. C’est le cas de plusieurs historiennes. Leur vocation les porte à lutter contre l’oubli. Chez celles qui font de l’histoire des femmes, cette vocation est renforcée, même si elle ne constitue qu’une partie de leur travail. Elles sont des redresseuses de sort, des passeuses de mémoire, d’infatigables gratteuses de palimpsestes. Mais il y a aussi, chez la plupart d’entre elles, un désir forcené de respectabilité. La corporation historienne exige comme toute autre des preuves de ses apprentis. Cependant le chef-d’oeuvre de la thèse n’est pas la seule épreuve exigée ; il en est d’autres, symboliques. L’historien/ne, pour être crédible, doit afficher un habitus compassé ; voilà qui s’accommode mal de l’humour, encore moins de la subversion. C’est particulièrement vrai en France. Regardons-nous dans le regard des étrangers : les manières, la componction, le goût de la hiérarchie et de la distance expriment cette peur du ridicule qui engonçait déjà le bourgeois français du temps de Stendhal. En histoire comme en politique, il faut, pour se faire entendre, franchir la barrière des préjugés qui portent sur l’apparence.

Olympe, la sulfureuse

Cette réticence s’exprime particulièrement à l’encontre d’Olympe de Gouges qui traîne après elle, malgré les excellents travaux d’Olivier Blanc, une sulfureuse réputation. De son temps déjà les plumitifs, pour la disqualifier, l’ont tournée en ridicule : une femme entretenue se mêlait de philosopher ! Le titre de gourgandine colle à sa mémoire. Et beaucoup de personnes qui auraient signé d’enthousiasme une demande de panthéonisation pour Marie Curie seule, ont reculé devant Olympe qui, décidément, sent le soufre. Il est même arrivé que l’on signe, puis qu’on reprenne sa signature, par crainte du ridicule. En ouvrant ce colloque, Yvonne Knibiehler évoquait ce réflexe en disant « nos savants collègues fronceront le sourcil ».

A l’Élysée aussi, apparemment, on a froncé le sourcil : pas de réponse écrite sur Olympe de Gouges. Il fallait tirer cela au clair, Entre temps on avait appris, par une lettre de Michèle André à Janine Echochard, députée des Bouches-du-Rhône, que, dès le début de l’année 1989, une proposition avait été soumise aux organisateurs de la manifestation afin que, parmi les trois grandes figures de la Révolution choisies pour être admises au Panthéon, il y ait une femme [12]. Les discussions n’avaient pas abouti.

 Le 8 mars 1990, voici qu’on bat tambour au Château pour voir toutes ces dames, ou du moins quelques centaines, dont je suis. Denise Fuchs et Claudine Monceaux [13] me présentent au Président. Je peux alors lui demander pourquoi ce silence sur Olympe. Il rétorque : « Pourquoi y tenez-vous tant ? » J’expose en quelques phrases qu’elle est le pendant féminin de Condorcet, et plus encore. Alors, la pirouette : « En tout cas, ce ne sera pas pour tout de suite, on dirait que c’est une manie chez moi ». Quatre ans ont passé depuis la pétition, rien ne vient.

En 1992 pourtant, à l’occasion du Bicentenaire de la République, trois femmes, et non des moindres (Simone Veil, Hélène Carrère d’Encausse, Françoise Gaspard), écrivent à leur tour au Président pour lui demander d’ouvrir le Panthéon aux femmes. L’atmosphère, semble-t-il, s’est refroidie. Il n’y a pas même d’accusé de réception. Les médias, pourtant, ont donné un assez large écho à leur geste. Le moment aurait-il été mal choisi ? Un autre frein à l’entrée des femmes au Panthéon, et particulièrement pour Olympe de Gouges, réside en effet dans la mauvaise conscience du pouvoir envers les femmes. Plus l’on tarde, plus ce sera vrai. Désormais, toute installation féminine au Panthéon aura valeur de réparation pour la gent féminine tout entière. Or si l’État aime à (se) célébrer, il ne réhabilite qu’à contre-cœur.

Les mots sont importants

La France s’apprête à commémorer le cinquantième anniversaire du suffrage universel. Il sera peu fêté : le gros des budgets sera consacré à une célébration surtout guerrière et masculine, celle du cinquantième anniversaire de la Libération. On tentera de réduire au particulier la date du 21 avril 1994 en l’appelant « cinquante ans du vote des femmes ». Il faudra batailler pour dénoncer la supercherie, car les luttes de mots sont loin d’être insignifiantes quand le symbolique est en jeu. Dans ce cas aussi, la démocratie à la française fait entendre sa différence : elle a nom conservatisme. La résistance à reconnaître que, jusqu’ici, la notion d’universel a abusivement ‘couvert’ celle de masculin recoupe l’histoire inachevée de l’entrée des femmes au Panthéon. Non, les « grands hommes » ne suffisent pas à représenter toute l’humanité. Mais certains le prétendent encore.

Cette question sémantique n’a rien de négligeable. Les rivalités entre les genres dans la France d’aujourd’hui, comme les autres luttes sociales, « prennent de plus en plus la forme de luttes de mots […] les expressions admises traduisent alors à un moment donné l’état des forces symboliques entre les groupes antagonistes [14]. » Chez nous, l’Académie française, la tribu des hommes verts, régente les mots : elle est en charge de leur conservation. Faudra-t-il modifier l’inscription qui figure au fronton du Panthéon si des femmes y entrent es-qualités ? Autrement dit, l’appellation de grands hommes peut-elle s’appliquer à des femmes ? J’ai posé la question dès novembre 1989 à six Académiciens français [15]. Jean Bernard, Jean Hamburger, Michel Mohrt et Jacqueline de Romilly ont répondu comme un seul homme qu’il n’y avait rien à changer car hommes dans ce cas désignait le genre humain. Pour Georges Duby en revanche, aussi bien que pour Jean d’Ormesson, cela ne convient pas. Et ce dernier de proposer une formulation : « Aux grands hommes, aux femmes illustres ».

Laissons les linguistes gloser sur l’équivalence de grands et d’illustres. En 1848 déjà on avait proposé que le monument soit dédié à l’Humanité. C’était tourner la difficulté. Un homme peut tout aussi bien être grand par la taille et par ses actions. L’adjectif grande, accolé à femme, ne suggère a priori que la hauteur corporelle. L’équivalent du grand homme, c’est la grande dame. Même alors, sans précision, on pensera grande par la naissance ; ou alors, il faudra spécifier « du sport », ou « de la chanson ». Femme, décidément, colle bien à l’ordinaire. Le syntagme grands hommes, lui, est installé dans l’usage. Hommes y traduit le latin viri ou le grec andres et non pas homines ou anthropoi. L’Académie française, dans mon échantillon, se montre majoritairement favorable au maintien des distinctions établies entre les sexes par le langage. Elle l’a montré par ailleurs avec sa répugnance à admettre la féminisation des noms de métiers. Les autres pays francophones sont moins accrochés à ces coutumes.

L’institution ne s’est elle-même que depuis peu ouverte aux femmes. Une campagne du très libéral Jean d’Ormesson a fait admettre Marguerite Yourcenar. Mais, lorsqu’elle est décédée, les Académiciens ont eu le chagrin de faire part de la mort de leur ‘confrère’. Ils ont conscience, ces Immortels, de représenter l’aristocratie du mérite. Ils entretiennent une confusion entre celle-ci et l’autre. En France, le désir de noblesse n’est jamais bien loin. A-t-on assez remarqué que les trois femmes qui sont entrées sous la Coupole jouissaient d’une particule ? De naissance pour Marguerite de Crayencour, par mariage pour Jacqueline de Romilly et Hélène Carrère d’Encausse ? Cette particule (substitut du pénis ?) les aurait-elle rendues plus présentables ?

En 1974, François de Négroni analysait l’attachement de toute la société française au panache, à l’exploit, à l’aristocratie. « La France noble ne transfigure pas la société française, elle l’exprime [16]. » C’est cela aussi, la démocratie à la française. Les grands succès populaires de l’année qui s’achève sont : au cinéma Les Visiteurs, au théâtre MarieAntoinette, à la télévision le Château des oliviers en librairie Grand amour. Dans tous les cas, le bon peuple entre au château. Que ce soit pour s’en gausser ou pour en pleurer, il aime se frotter aux aristocrates. Quiconque recherche un succès populaire doit en tenir compte. À la télévision encore, les brûlures de l’histoire se sont attardées sur les malheurs de Marie-Antoinette et n’ont soufflé mot d’Olympe de Gouges. Sa particule empruntée n’a pas suffi pour lui donner la faveur des dévots de l’audimat. Et surtout le féminisme, par les temps qui courent, ne fait guère recette.

Olympe, la paritaire

Le bicentenaire de l’exécution d’Olympe de Gouges a fourni pourtant l’occasion de rappeler sa mémoire et les étapes du combat mené pour l’honorer. Y ont participé tous ceux dont l’action prolonge la siennes : éditeur/e/s, historien/ne/s, féministes engagées dans la lutte pour la parité, militant/es d’associations défendant les droits de la personne humaine. Diverses manifestations se sont déroulées à Montauban, Marseille, Bergerac et Paris. Le rassemblement devant le Panthéon, le 6 novembre à 15 heures, réunissait deux à trois cents personnes. Une exposition à la bibliothèque Marguerite Durand, ce colloque, un festival à Montauban, les photos et les récits en garderont les traces.

Le bicentenaire de l’exécution d’Olympe coïncide avec la prise de conscience par tous les réseaux et mouvements issus du féminisme de l’urgence d’une action sur le politique. « Ô mon pauvre sexe, disait-elle, tu n’as rien gagné à la Révolution. » Les citoyennes de ce temps-ci entendent bien montrer que le message d’Olympe garde toute sa vigueur. En plaçant sous son invocation leur combat pour la parité, elles prouvent que l’irrévérence, cette vertu caractéristique de l’esprit européen [17], les habite ; elles ne sont plus dupes des mots. Celui de démocratie recouvrait jusqu’ici la domination des mâles. Avec l’adjectif paritaire, le temps du partage est venu.


Légende de l’illustration, reproduite ici avec l’aimable autorisation d’Olivier Blanc : représentation du don patriotique des citoyennes qu’Olympe de Gouges avait encouragé et qu’elle-même pratiqua et qu’elle évoque par exemple dans sa brochure Action héroïque d’une Française, publiée en septembre 1789.

[1] Claude Rivière, Les liturgies politiques, Paris, PUF.

[2] La Femme au temps de la Révolution, Paris, Stock/Pernoud, 1989.

[3] Les Femmes et la Révolution française, T 3, L’Effet 89, Toulouse, PUM, 1991, p. 352.

[4] Citoyennes tricoteuses, Aix-en-Provence, Alinéa, 1988.

[5] Datée du 15 septembre, n° 2072, 30/09-06/10.

[6] Centre d’Orientation de Documentation et d’Information Féminin, fondé en 1973 par Jeanne Mazel, avec l’appui de Gaston Defferre. Deux conteuses, Simone Tournon et Colette Gautier, participaient à l’évocation des femmes de la Révolution.

[7] Centre d’Etudes Féminines de l’Université de Provence.

[8] Quotidien libéral de Marseille.

[9] Jean Khan le 25/10 et Françoise Fugier le 31/10.

[10] « Même la gloire est misogyne », titrait, le lendemain, Le Méridional.

[11] Mon époux, mon dernier fils (qui portait les bouquets) et Jean Thorez, fils de Maurice et de Jeannette Vermeersch.

[12] Lettre du 10/01/1989. Secrétaire d’Etat chargée des droits des femmes, elle regrettait cet échec et promettait d’intervenir à ce sujet auprès de Georgina Dufoix, chargée de mission. Même réponse à Yvette Godin, lettre du 14/03/90.

[13] Présidente et Secrétaire générale du Grain de Sel.

[14] François de Singly, dans Georges Duby et Michelle Perrot dir., Femmes et histoire, Paris, Plon, 1993, p. 131.

[15] Pourquoi ceux-là ? Le hasard des rencontres, tout simplement.

[16] La France noble, Paris, Le Seuil, 1974.

[17] Chantal Millon-Delsol, L’Irrévérence, essai sur l’esprit européen, Tours, Mame, 1993.

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