Craignez le réveil de la vérité

par Geneviève Fraisse

Préface de Geneviève Fraisse à l’édition Librio des Droits de la femme et de la citoyenne et autres textes d’Olympe de Gouges, publiée en 2021.

(Illustration. Estampe datée de 1790, ce qui n’est guère conciliable avec la légende qui lui est ordinairement donnée : Olympe de Gouges remet la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne à la reine (septembre 1791). Claude-Louis Desrais (illustrateur) et Frussotte (graveur). Bibliothèque nationale de France.)

« Craignez le réveil de la vérité [1]  »

Le XVIIe siècle énonce clairement l’égalité des sexes, plus théoriquement que les siècles précédents. Le mot « égalité » revient dans la modernité comme un principe, notamment dans l’essai radical de Poulain de La Barre en 1673. Le XVIIIe siècle, à l’aube de la Révolution française, voit une femme, Olympe de Gouges, user de l’égalité comme d’une évidence, autant théorique que pratique. Elle ne réclame pas son droit, elle le prend et l’affirme ; et surtout elle s’en sert avant même 1789. Par là, elle montre l’égalité en acte et inaugure ainsi la pensée concrète du droit des femmes en démocratie. Sa Déclaration, en 1791, établit avec clarté cette rupture. La transgression ne lui a jamais fait peur.

« Homme, es-tu capable d’être juste ? » ; « Femme, réveille-toi » : le ton  est  donné  dans  l’impératif  adressé  à  l’homme, et dans l’interpellation faite à la femme. Il y aura un affrontement, il y aura une révolte publique ; et il s’agit que le dire, la parole, l’affirmation de l’égalité, se transforme en justice. Olympe de Gouges n’a pas peur du conflit et c’est une attitude assumée et continue tout au long de sa vie.

On peut lire ainsi la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne avec un triple point de vue : le préambule questionne l’homme sur sa capacité à la justice, le postambule dit aux femmes l’urgence à ouvrir les yeux et à agir. Entre les deux, Olympe de Gouges énumère tous les repères sociaux où le droit des femmes doit être reconnu, décline dans ses articles qui semblent en miroir de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen des conditions propres à la situation des femmes. Car ce n’est pas un double, un doublon, comme des lectures rapides aiment à le dire ; loin de là.

Prenons l’exemple du célèbre article X : il met en équivalence, pour une femme, le droit de monter à la tribune et le droit de monter à l’échafaud. On sait qu’en 1793 Olympe de Gouges monta à l’échafaud sans avoir pu monter à la tribune. Tout est dans cette équivalence, simple pour les hommes, impossible pour les femmes, au long d’une histoire qui a continué jusqu’au XXe siècle. Une femme peut-elle être coupable, punissable, sans posséder le droit de s’exprimer ? Olympe de Gouges avait choisi de dire, a réussi à parler publiquement malgré les résistances multiples qu’elle raconte sans cesse, sans se décourager jamais. Car, même si elle ne monta pas à la tribune, elle « prit » la tribune, se donnant la parole, parole littéraire et politique, déployée dans l’espace public. De multiples écrits, pièces de théâtre, opuscules, affiches, essais, quelques milliers de pages en témoignent. C’est le plus fort de sa démarche, ce droit évident à la tribune c’est-à-dire à l’expression publique de son opinion, de ses convictions. Avant de s’arrêter aux expressions de ce droit, par elle mises en œuvre sans se soucier de leur aspect transgressif, deux remarques sur la postérité.

Tout d’abord l’historien Michelet, au milieu du XIXe siècle, voit les femmes de la Révolution coupables mais pas punissables. C’est une nuance intéressante qui correspond bien à la demi-mesure de la « démocratie exclusive » : les femmes sont clairement présentes dans l’espace de l’égalité, mais autrement que les hommes… En effet, elles peuvent être responsables de leurs actes politiques sans pour autant être condamnables. L’expérience d’Olympe de Gouges montre le contraire puisque désignée coupable, elle fut guillotinée. Paradoxe évident mais image adéquate à la situation d’égales inégales dans la démocratie exclusive de notre modernité. Ensuite, au XXIsiècle, la tension subsiste, toujours dans l’espace public : en 2015, l’entrée d’Olympe de Gouges au Panthéon, celle d’une grande Femme parmi les grands Hommes, fut plébiscitée par les votes populaires, requis par le gouvernement, plus exactement par la présidence de la République ; mais fut empêchée par ce même gouvernement qui ne tint pas compte du choix des citoyens. La belle ironie de l’histoire, c’est qu’un buste lui fut offert là où elle avait désiré monter à la tribune, à savoir à l’Assemblée nationale. Ainsi, l’équivalence par elle revendiquée entre tribune et responsabilité politique des femmes lui fut enfin donnée. On lui accorda la tribune, malgré les interdits implicites et explicites, mais la reconnaissance symbolique, celle de « grande femme », lui est, aujourd’hui, toujours refusée ; elle qui soulignait avec ironie : « on me traite et on me persécute en grand homme ».

Une voix dans l’espace public

Olympe de Gouges, c’est d’abord une voix, une voix qui parle et qui écrit. Dès avant la Révolution française elle dénonce l’esclavage des Noirs dans une pièce de théâtre, dès avant 1789, elle dit son  droit  de  communiquer,  car  elle  a  des  « idées », et elle veut être « utile à son pays ». Aussi, elle « élève » la voix pour « plaider la cause de son sexe ». Servir et plaider, le programme est ambitieux.

À la lire, on a d’abord l’impression qu’elle ne réalise pas à quel point elle ignore les limites sociales et les contraintes sexuelles. Écrire contre l’esclavage, imposer sa pièce de théâtre à la toute-puissante Comédie-Française, être femme en politique, tout cela semble simple à ses yeux. Elle écoute, elle s’écoute : « Ce sexe m’inspire, me prie, m’engage. »

Cependant, ses expressions publiques suscitent des réticences ; pour le moins. Les propriétaires des colonies bloquent la représentation de sa pièce et les misogynes soulignent la courtisane, la libertine, lors de son arrivée à Paris, et plus encore dénoncent son ignorance et sa méconnaissance de la langue française, elle qui se prétend autrice. Elle assume tout. À deux siècles de distance, au regard de la belle qualité de ses écrits, on comprend son assurance et sa confiance en elle.

« On nous a exclues de tout pouvoir, de tout savoir. On ne s’est pas encore avisé de nous ôter celui d’écrire », dit Madame de Valmont dans L’Homme généreux. Olympe de Gouges est vraiment une autrice, au moment même où le XVIIIe siècle confirme l’existence de l’auteur et de ses droits… et veut d’autant plus en éloigner les femmes.

« Sans le génie, que produit l’instruction ? » Peu de choses, pense-t-elle. Elle sait qu’elle a le génie – « mon génie bienfaisant » – et que ce génie est plus fort que son ignorance ; c’est une femme qui pense. Alors, elle peut reconnaître qu’elle doit dicter ses textes pour éviter les difficultés de l’oralité, redoublées par la langue du Sud de son enfance à  Montauban. Et puis, ancienne courtisane et sexe ignorant (dit-on), elle  est sûre d’une chose, c’est qu’elle a le droit pour elle ; exactement le droit d’appartenance, d’appartenance à une nation, à une patrie. Là est sa première légitimité, avant comme pendant la Révolution.

L’appartenance à une nation

Et l’appartenance aura une conséquence, là encore incontestable : Olympe de Gouges est une « représentante » comme elle l’écrira à sa façon dans la Déclaration : « les filles,  les mères, les sœurs, représentantes de la nation ». On remarque qu’il s’agit des liens de sang puisque l’épouse n’est pas convoquée dans la description de  la  représentation  de  la  nation. On remarque donc qu’elle ne nie pas les qualités et les états de femme pour les inclure dans l’espace public. Alors, que souligne-t-elle par cette évocation des positions féminines ? Pourquoi cette énumération face à l’homme générique ? Pourquoi l’absence de l’épouse ? Parce que c’est l’homme comme père, pater  familias,  détenteur  du  droit  dit  paternel, qu’elle interpelle. Ainsi,  face  à  l’homme  du  patriarcat, elle oppose la multiplicité réelle des liens du sang féminins, maternel, filial, sororal ; mais pas conjugal. Car elle est à la recherche d’exactitude, car elle veut rendre la Déclaration concrète, comme s’il fallait éclairer l’abstraction du Droit de l’Homme. Alors elle précise : la « loi » devient « les lois de la nature et de la raison » (article IV) ; les articles XIV, XV et XVI explicitent le « partage égal », « la masse des femmes », « les sexes réunis ou séparés », insistant ainsi sur la réalité sexuée de la société.

Son engagement dans l’espace public se fonde donc sur l’appartenance à un pays, patrie ou nation, et fait d’elle une « représentante »,  obligée  de  se  rendre  utile.  Ce  mot  « utile» revient souvent sous sa plume, et le terme, à cette époque, est partout dans la langue politique. D’ailleurs, à l’article XII, elle a remplacé le mot « force » par celui d’« utilité ». Être utile se décline alors de plusieurs façons. Il y a d’abord la patrie qu’il faut à la fois servir et sauver, ce qui se traduit pour elle, girondine, par une foi républicaine adossée à la monarchie.  Cela peut surprendre, sembler contradictoire  et,  pourtant,  à  la lire, on comprend la cohérence de cet alliage vu comme une sorte de sécurité politique pour tenir la nation, pour la sauver en cette époque bouleversée. C’est là qu’Olympe de Gouges introduit l’idée d’une « caisse patriotique », impôt volontaire, à l’instar de ce que firent jadis les Romaines, telles des représentantes responsables. Et puis, être utile, c’est vouloir le bien, écrit-elle. Et la demande de droits est comme la conséquence de son appartenance de citoyenne active. Elle imagine même un « contrat social de l’Homme et de la Femme » comme garantie conjugale de leur égalité. « Contrat social » : le mot n’est pas anodin.

La légitimité citoyenne

Ainsi, cette citoyenne, on l’a mentionné, parle volontiers de la « cause » qu’elle défend, la cause des Noirs d’abord (« S’ils sont des animaux, ne le sommes-nous pas comme eux ? »), la cause des femmes évidemment (« Imitez-moi ! Rendez-vous utiles »). Et le peuple n’est pas absent ; début juillet 1789, elle exhorte le duc d’Orléans à ne pas être « indifférent » au peuple, ces « citoyens malheureux ». Elle écrit, intervient, en fonction des problématiques rencontrées sans ignorer cependant les dangers : le « genre humain » peut se détruire  et  finir  dans une « anarchie épouvantable et une affreuse égalité », écrit- elle, en avril 1789, dans Le Bonheur primitif de l’ homme. Il y a les causes, mais aussi les événements politiques pour lesquels il ne suffit pas de donner son avis. Il s’agit plutôt de conseiller, voire d’exhorter ; et pourquoi pas avec une pièce de théâtre : L’Entrée de Dumouriez à Bruxelles dit comment délivrer une nation et sert ainsi « la cause universelle des peuples ». La citoyenneté vous oblige à propager la République.

Car la citoyenne disqualifie l’ancienne « influence » des femmes pratiquée sous la monarchie, influence exercée dans un espace public clôturé, celui des salons d’Ancien Régime, ou « administration nocturne des femmes ». En effet, les médiations ne sont plus de mise en politique. Et côté théâtre, elle s’empare de l’espace du spectacle qui concentrait aux yeux de Rousseau tous les périls, celui de la représentation publique des femmes, comme celui du « génie » féminin ; la Lettre à d’Alembert est explicite. Ces lieux de l’égalité des sexes, l’expression politique et l’expression artistique, sont, une fois de plus, des évidences ; conviction à rebours de ses contemporains.

Au XVIIe siècle, notamment sous la plume de  Marie  de Gournay et surtout de Poulain de La Barre, l’idée de l’égalité des sexes a pris toute son importance ; elle se transforme à la Révolution en une pratique, une stratégie. Olympe de Gouges s’inscrit ainsi dans la lignée  des  logicien·ne·s  de  l’égalité. Dans sa mise en lumière, l’égalité dit le droit pour toutes : « je m’adresse à mon sexe », « mon sexe que je représente », écrit- elle. Cette attitude au regard du « pour toutes » est neuve :

« Mes concitoyennes, ne serait-il pas temps qu’il se fit aussi parmi nous une révolution ? Les femmes seront-elles  toujours isolées les unes des autres et ne feront-elles corps avec la société, que pour médire de leur sexe, et faire pitié à l’autre ? »

Car il faut être utile à  la  Vérité,  car  « le  droit  de  dire  la vérité » s’impose. La  France  et  la  Vérité  vont  de  pair,  écrit-elle, « la France est présentée sous l’emblème d’une superbe femme, et la Vérité sous  celui  d’une  femme  toute  nue ».  Dans les deux cas, l’histoire est ancienne, c’est la femme, son corps, qui en est l’image. Mais elle a aussi une place iconique, symbolique nouvelle, qui alimenteront les représentations du siècle futur… L’enjeu symbolique ne lui échappe pas.  La  Vérité est aussi, pour elle, un espoir.

Ainsi la voit-on entrer dans l’histoire, dans la  grande Histoire. Invoquer la Vérité  peut être énigmatique quand elle mêle la France et la Vérité. Mais nous sommes à la fin du XVIIIe siècle et la Vérité est encore crédible dans sa simplicité. De plus, curieusement, Olympe de Gouges n’offre pas de synthèse de ses engagements et n’a pas peur des contradictions, et de ses propres évolutions ; elle additionne les com- bats. Et c’est là que la vérité devient la plus incertaine, quoi qu’elle en dise.

Elle invoquait son génie, elle se voit aussi un « don de prophétie ». Elle imagine, elle espère le futur. L’Histoire n’est pas encore prête ? Elle le sait. « Citoyenne libre et zélée patriote »… elle prétend même conseiller les hommes de la Révolution, tout en se sachant, telle Cassandre, « victime de ma prévoyance et de ma sollicitude ». Car non seulement elle interpelle l’Histoire, mais elle se regarde aussi intervenir, elle est consciente d’elle-même et de ce qu’elle fait ; distanciation politique étonnante.

Elle interpelle et elle intervient. Cela lui coûtera la vie. L’évidence de son appartenance à la chose publique et de son droit à être citoyenne s’est transformée en imprudence, car l’Histoire suit un cours autre que la simple organisation des paroles de toutes et tous. Alors, est-elle seule à s’être tenue debout, seule femme à être à la fois autrice et femme politique ? Deux titres qu’elle revendique en pleine illégitimité : autrice qui a besoin d’aide pour l’écriture, citoyenne sans droit à l’être ? Oui, car elle va même jusqu’à dépasser sa condition de femme et se dire ni homme, ni femme…, car elle a « le courage de l’un et quelquefois les faiblesses de l’autre » ; et « si les philosophes sont au-dessus des rois », elle sait qu’elle « diffère de ces hommes immortels » mais qu’elle  « possède  l’élévation de leurs sentiments. » Ni l’un ni l’autre, ou plutôt l’un et l’autre… l’un ou l’autre ; « plus homme que femme » s’adressant à Robespierre. « Qu’importe le sexe » ajoute-t-elle finalement à son propre sujet. Qu’importe son sexe, en effet, pour « élever la voix ». Il apparaît ainsi qu’elle franchit les barrières des catégories de l’identité sexuelle ; et nous en mesurons aujourd’hui la force transgressive, sa profondeur.

Il est possible, nécessaire, de ne pas l’isoler, et il est heureux de la situer avec d’autres personnages contemporains de la Révolution, de son avant et de son après. On pourrait citer Condorcet qui plaide au même moment qu’elle pour le « droit de cité » des femmes en 1790, puis Germaine de Staël qui analyse la place de celles-ci dans le passage de la monarchie à la république en 1800. On peut aussi indiquer des textes moins visibles, plus proches de son engagement global et qui pensent également en termes d’« utilité » face à l’Histoire. Choderlos de Laclos interpelle, lui aussi, les femmes, en 1783, en les exhortant : « Apprenez qu’on ne sort de l’esclavage que par une grande révolution ». L’auteur des Liaisons dangereuses ne mâche pas ses mots… La démonstration est radicale. Et au lendemain de la Révolution, en 1801, on peut lire Fanny Raoul qui avance forte d’une conscience, celle d’être membre du contrat social, et de pouvoir, à ce titre, donner son opinion : « Femme sensible et raisonnable, je veux seulement payer à la société la dette que contracte envers elle chacun de ses membres ». Olympe de Gouges fait donc la transition entre l’interpellation pré-révolutionnaire et l’affirmation d’un droit d’appartenance, à conquérir encore, et cependant déjà là.

« Il faut des siècles pour produire des femmes comme moi », écrit-elle, et il faut des siècles pour l’écouter toujours et la lire enfin.

Geneviève Fraisse

Notes

1. Olympe de Gouges, L’Entrée de Dumouriez à Bruxelles, préface, 1793.

Olympe de Gouges au Panthéon

Lors du colloque sur « la démocratie ‘à la française’ ou les femmes indésirables » organisé en décembre 1993 par Éliane Viennot, Catherine Marand-Fouquet a exploré les résistances opposées aux demandes féministes que des femmes emblématiques soient panthéonisées. L’historienne est elle-même, d’ailleurs, la première à avoir officiellement défendu la nécessité d’ouvrir à des femmes illustres les portes du temple de la république. En 1989, au moment du bicentenaire de la Révolution, elle a proposé à François Mitterrand d’y honorer l’autrice de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. Sur les conseils de Gisèle Halimi, sa requête a mentionné également deux autres femmes, Marie Curie et Berty Albrecht. Olympe de Gouges ne fut pas considérée comme digne de la consécration.  La panthéoniser aujourd’hui, et en compagnie de Gisèle Halimi, serait symboliser mémorablement l’importance que revêtent désormais les droits des femmes aux yeux du gouvernement français, et ne pourrait que soutenir la diplomatie féministe dont la France s’honore.

Sylvia Duverger

Nous remercions Éliane Viennot de nous avoir autorisées à republier cet article, qui figure dans les actes du colloque susdit (La démocratie ‘à la française’ ou les femmes indésirables, sous la direction d’E. Viennot, Les Cahiers du Cedref, Hors série n° 2, 1996)

Olympe de Gouges au Panthéon, ou la tribu France et ses femmes

Par Catherine Marand-Fouquet, historienne libre

Avec cette communication, l’histoire immédiate fait irruption dans ce colloque. Mais il y sera montré aussi à quel point les brûlures de l’histoire d’aujourd’hui révèlent que les bûchers d’autrefois, ceux sur lesquels on brûlait les sorcières, rougeoient encore, obscurément.

Olympe de Gouges au Panthéon, un mot d’ordre qui appelle à réfléchir sur la place des femmes dans les liturgies politiques dont la ‘démocratie à la française’ est friande. À travers elles, « le Pouvoir » se donne en spectacle. Il entretient son image fascinante et redoutable par des célébrations qui l’auréolent de sacralité. Pour afficher une identité, mobiliser une collectivité, développer un loyalisme, il n’est pas de mouvement politique, de parti, de régime, qui n’ait recours à des rites, chargés de symboles redondants. Plus florissantes dans les terres du césarisme que dans celles des libertés, ces liturgies nationales évoluent au rythme des ferveurs nationales et des désamours [1]. »

La panthéonisation est le rite qui, depuis 1791, exprime le mieux le particularisme de la démocratie à la française. Il n’est pas de monument plus symbolique de l’ordre républicain que le Panthéon. Il n’en est pas de plus sacré pour la mémoire nationale. Or, il exclut encore les femmes es-qualités. Le scandale est que, jusqu’ici, cela n’a pas beaucoup choqué ; la chose est même passée inaperçue, tant elle allait de soi. Il nous faut expliquer cette fausse évidence. Elle permet de jauger les résistances qu’ont rencontrées les demandes d’entrée au Panthéon formulées par des féministes dans le passé, et très officiellement depuis 1989.

Des féministes, et un Panthéon

La première trace de demande de panthéonisation d’une femme que j’ai trouvée remonte au premier centenaire de la Révolution. Celui-ci fut marqué par une quadruple panthéonisation : Carnot, Marceau, Baudin, La Tour d’Auvergne. Maria Martin écrit alors dans La Citoyenne  : après avoir ironisé sur le rite qui consiste à « promener avec faste la poussière des héros », elle suggère d’honorer à cette occasion Madame Roland. Sans s’attarder au fait que le Panthéon n’abrite aucune héroïne, elle demande que l’on y place un buste ou une plaque à la mémoire de celle qui fut « le type vivant de la douceur et de la candeur, le modèle de la citoyenne comme de l’épouse et de la mère ». Ainsi la Patrie reconnaissante placerait-elle « parmi les noms de ses grands hommes la mémoire d’une de ses filles morte pour la liberté. »

 On remarquera les vertus bourgeoises et féminines avancées pour justifier la demande. Il n’y eut pas de suites. Mais, en 1989, c’est Madame Roland et elle seule qu’on choisit pour incarner sur un timbre, ce panthéon de papier, le versant féminin de la Révolution. Les vertus bourgeoises y étaient peut-être encore pour quelque chose.

Le Bicentenaire a transformé l’année 1989 en liturgie politique ininterrompue. Ce faisant, il a permis une prise de conscience : celle du scandale que représente l’exclusion des femmes du Panthéon. Celle-ci n’a rien d’un oubli. On dit parfois que les femmes en France ne connaissent pas l’exclusion, mais seulement la discrimination. Ici, c’est bien d’exclusion qu’il s’agit, d’exclusion d’un lieu fondateur du pouvoir politique ou plus exactement de la légitimité républicaine, qui, en France, a toujours voulu s’ancrer dans l’Histoire. Exclusion d’autant plus radicale qu’une femme s’y trouve, Sophie Berthelot, mais c’est en qualité de ‘femme de’. L’admission, ici, fut sentimentale : on ne voulut pas séparer deux époux morts à quelques heures d’intervalle. Exclusion d’autant plus profonde qu’elle est environnée de silence. Mona Ozouf a consacré un brillant article au Panthéon, reprenant à son propos l’expression d’André Billy, « L’École normale des morts » Pas une allusion dans ce texte, pensé voici plus de douze ans, à la masculinité exclusive du monument. Au concours d’entrée à cette École-là, les femmes sont, jusqu’à ce jour,  d’éternelles recalées.

La prise de conscience de ce scandale fut très classiquement provoquée par une série de violences symboliques. Il me faut assumer ici la position de témoin, qui ne va pas de soi : quand on a été élevée ‘du côté des petites filles’, il est très difficile de se poser en actrice. Témoigner oralement, passe encore, mais écrire… Cette retenue même doit figurer au dossier : souvent les femmes n’ont rien parce qu’elles ne demandent pas.

Auteure d’un livre destiné au grand public sur l’histoire des femmes pendant la Révolution [2], j’étais particulièrement attentive au traitement de la question pendant l’année du Bicentenaire. Mon irritation, mon indignation, s’est nourrie de trois causes principales. D’abord, mais c’était prévisible, de la façon dont les médias populaires (essentiellement la télévision) traitaient le sujet. On retombait dans les vieilles ornières de l’anti-féminisme graveleux : thèmes éculés des ‘Jupons de la Révolution’, mise en valeur des figures sanglantes de tricoteuses ou de victimes comme Marie-Antoinette, étalement complaisant sur ‘la folle’, Théroigne de Méricourt. Dès le 14 avril, à Toulouse, je demandais qu’on allumât des contre-feux [3].

D’autre part, des médias à prétentions intellectuelles ne faisaient pas mieux. Le 15 mai, Libération titrait « De femme à femme » une recension d’ouvrages écrits par des femmes sur le sujet. Aurait-on titré « De Juif à Juifs » la critique du livre de Robert Badinter sur les Juifs sous la Révolution ? La rédaction n’a pas répondu à la question que je lui posai à ce propos. Quant au Monde de la Révolution, après avoir annoncé le colloque de Toulouse sur un ton condescendant, il ne daigna en rendre compte mais osa titrer « Hystérographie révolutionnaire » la recension qui parut en juin d’un certain nombre de livres portant sur l’histoire des femmes sous la Révolution. Le couple infernal Furet-Ozouf régnait sur les rotatives et, fidèle au masculinisme historique caractérisant les hussards noirs dont il est la réplique, ne faisait même pas figurer la question des femmes dans son Dictionnaire critique de la Révolution française. L’histoire des femmes était cantonnée dans la coulisse, en province, dans l’obscurité des arrière-bureaux, des papiers non publiés. Seul échappait un peu à l’ostracisme des clercs le beau travail de Dominique Godineau, patronné, il est vrai, par Michel Vovelle [4].

Débats franco-français propres à un micro-milieu social ? Sans doute. Cela se déroulait toutefois dans une atmosphère générale fort peu propice à la condition des femmes : montée des intégrismes, succès parlementaires du mouvement pro-life aux États-Unis, régression de la condition des femmes au Moyen-Orient.

« Si l’on met trois hommes, demandez trois femmes »

En août enfin vint l’annonce de la panthéonisation prévue pour le 12 décembre : encore trois hommes. Je vérifiai alors la liste des hôtes du monument et fus sidérée en constatant qu’en près de deux siècles, pas une femme n’avait été jugée digne d’y reposer pour ses mérites. Le premier septembre, j’écrivis au Monde un billet d’humeur et proposai qu’Olympe de Gouges soit portée au Panthéon en même temps que Condorcet, Monge et l’abbé Grégoire. Je suggérais, pour un peu plus tard, Marie Curie. Pas d’écho. Toute émue de mon audace, j’avais besoin, pour aller plus loin, de l’approbation d’une féministe patentée. Un débat organisé à Marseille me donna l’occasion d’exposer la question à Gisèle Halimi. Elle répondit sans hésiter : si l’on y met trois hommes, demandez trois femmes. Sur ces entrefaites paraissait dans Télérama la protestation d’Antoinette Fouque contre le sexisme des propos de Claude Autant-Lara visant Simone Veil [5]. Je résolus alors d’en finir avec le féminisme Maginot, et de passer à l’attaque.

Je réfléchis à une troisième panthéonisable. La Ve République avait honoré la Résistance avec Jean Moulin. On avait encore oublié les femmes, alors que les héroïnes ne manquaient pas. Je choisis Berthie Albrecht, une Marseillaise : la démarche partirait de sa ville natale, où elle demeurait, pour la plupart de ses concitoyens, une inconnue.

Le texte de la pétition au Président de la République fut présenté à la Maison des Associations le 4 octobre, à l’occasion d’une rencontre organisée par le CODIF [6] pour commémorer la marche des femmes sur Versailles. La campagne de signatures était lancée. J’alertai les associations dont je faisais partie : le Grain de sel, l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie, le CEFUP [7], et plusieurs individus dont je pensais qu’ils devaient prendre parti en ce sens. Plusieurs centaines de signatures furent récoltées. Le Méridional [8] avait donné un écho assez large à la manifestation du 4 octobre. Mais c’est sans doute la parution dans le courrier des lecteurs du Monde, le 11 octobre, qui fit bouger les choses et me valut d’inaugurer des correspondances fructueuses. Mon texte n’y était pourtant pas présenté pour ce qu’il était, une pétition adressée à François Mitterrand, mais comme l’opinion d’une lectrice, ce qui l’émasculait, si j’ose dire, quelque peu. Cela suffit-il à le faire prendre au sérieux par l’Élysée ? Deux chargés de mission [9] répondirent que pour cette fois il était trop tard, mais que le Chef de l’Etat s’attacherait, dans un avenir proche, à réparer l’injustice et que « des femmes comme Marie Curie et Berty Albrecht » auraient cet honneur. Olympe passait à la trappe.

Il fallait riposter. À Marseille, le 12 décembre, à l’heure même où se déroulait la triple panthéonisation – apothéose du Bicentenaire –, un cortège modeste se formait devant la maison qui avait abrité l’enfance et la jeunesse de Berthie Albrecht. Sur celle-ci, deux plaques : toutes deux à la gloire de Paul Valéry qui avait sanctifié la demeure en y passant quelques jours « chez des amis [10] ». Nous étions trente-trois au début de cette marche, dont trois hommes [11] : des féministes, des membres du CODIF, de l’Alliance des Femmes, Jeanne Mazel (d’autres femmes politiques s’étaient excusées). Marie-France Brive avait envoyé un beau télégramme. On évoqua Berthie à la lueur des bougies, on chanta le Chant des partisans, on déposa des fleurs. Puis on se dirigea vers le lycée Montgrand, le plus ancien lycée de filles de la ville, que Berthie avait fréquenté, où Simone de Beauvoir enseigna une année. Hommage lui fut rendu, La Marseillaise que l’on chanta devait rappeler les vertus libératrices et intégratrices, particulièrement pour les filles, de l’enseignement laïque. On sortait tout juste de l’affaire des foulards. La marche se termina enfin à la maison mortuaire de Louise Michel : un très modeste hôtel dont le patron, tunisien d’origine, après avoir entendu Le Temps des cerises, nous demanda le bouquet, afin de l’installer « dans la chambre de la dame ».

Dans les semaines et les mois qui suivirent, une correspondance s’établit avec diverses personnes qui avaient pris parti pour la cause : rendre justice aux femmes et les faire progresser au plan symbolique dans la conscience nationale en les inscrivant dans le paysage urbain. Les unes organisaient des conférences, d’autres s’efforçaient de faire donner des noms de femmes à des rues, à des établissements scolaires. Quelques articles parurent dans la presse locale. On était surpris, en général, de l’adhésion populaire à la demande de panthéonisation des femmes alors que des réticences, voire même des blocages se manifestaient chez des femmes et des hommes qui se réclamaient par ailleurs d’un idéal égalitaire.

Les opposants

Les opposants peuvent se diviser en plusieurs groupes. Le premier est hostile par principe : il est imperméable à toute discussion sur le sens des symboles. Le Panthéon, pour lui, n’a pas de raison d’être. Qu’on laisse les morts reposer où ils sont. Cette tendance libertaire, qui conteste toute valeur aux liturgies politiques, est moins répandue aujourd’hui, semble-t-il, qu’en 1968. Mona Ozouf a souligné que les foules juvéniles de l’époque ont contourné ce bastion républicain sans même y porter attention. Depuis, la liturgie du 21 mai 1981 a rajeuni le monument, qui suscite moins d’indifférence. C’est un effet-Mitterrand : trois roses au poing, il a fait refleurir la nécropole de pierre – alors que l’installation solennelle de Jean Moulin, en 1964, ne lui avait pas pour autant donné de couleur gaullienne. Les autres régimes sont venus au Panthéon en simple visite. En choisissant d’inaugurer par là sa présidence, d’y enraciner sa légitimité par une triple référence historique (Schoelcher, Jaurès, Moulin), François Mitterrand en a fait le berceau de son règne. Nul, depuis Napoléon y installant d’autorité ses généraux, n’en avait fait autant.

Le relent de césarisme qui affecte le Panthéon est vivement ressenti par un grand nombre de féministes qui sont, pour cette raison, hostiles à toute revendication le concernant. C’est particulièrement vrai des féministes de la première vague. Ainsi, malgré Marie-France Brive, le groupe Simone, de Toulouse, refusa-t-il de s’associer à la pétition. Le mouvement féministe est parent de l’anarchie dans la mesure où il conteste le pouvoir patriarcal. Il récuse les attributs symboliques de ce pouvoir, ses monuments, à moins qu’il ne s’en empare pour les subvertir comme fit la manifestation du 20 août 1970 à l’Arc de Triomphe. D’autres féministes pensent en revanche que l’entrée de femmes dans cette enceinte la subvertirait radicalement. C’est d’ailleurs ce qui motive l’opposition de certains hommes. Au Panthéon, l’homme est pontife de la Nation. Or, comme chacun sait, la femme ne peut exercer la prêtrise. Aussi longtemps que le monument n’abritera que des citoyens modèles de sexe masculin, on pourra soutenir que, dans l’imaginaire national, la citoyenne modèle est impensable.

Parmi les femmes, un autre groupe s’est montré hostile à la pétition, par ‘retenue universitaire’. C’est le cas de plusieurs historiennes. Leur vocation les porte à lutter contre l’oubli. Chez celles qui font de l’histoire des femmes, cette vocation est renforcée, même si elle ne constitue qu’une partie de leur travail. Elles sont des redresseuses de sort, des passeuses de mémoire, d’infatigables gratteuses de palimpsestes. Mais il y a aussi, chez la plupart d’entre elles, un désir forcené de respectabilité. La corporation historienne exige comme toute autre des preuves de ses apprentis. Cependant le chef-d’oeuvre de la thèse n’est pas la seule épreuve exigée ; il en est d’autres, symboliques. L’historien/ne, pour être crédible, doit afficher un habitus compassé ; voilà qui s’accommode mal de l’humour, encore moins de la subversion. C’est particulièrement vrai en France. Regardons-nous dans le regard des étrangers : les manières, la componction, le goût de la hiérarchie et de la distance expriment cette peur du ridicule qui engonçait déjà le bourgeois français du temps de Stendhal. En histoire comme en politique, il faut, pour se faire entendre, franchir la barrière des préjugés qui portent sur l’apparence.

Olympe, la sulfureuse

Cette réticence s’exprime particulièrement à l’encontre d’Olympe de Gouges qui traîne après elle, malgré les excellents travaux d’Olivier Blanc, une sulfureuse réputation. De son temps déjà les plumitifs, pour la disqualifier, l’ont tournée en ridicule : une femme entretenue se mêlait de philosopher ! Le titre de gourgandine colle à sa mémoire. Et beaucoup de personnes qui auraient signé d’enthousiasme une demande de panthéonisation pour Marie Curie seule, ont reculé devant Olympe qui, décidément, sent le soufre. Il est même arrivé que l’on signe, puis qu’on reprenne sa signature, par crainte du ridicule. En ouvrant ce colloque, Yvonne Knibiehler évoquait ce réflexe en disant « nos savants collègues fronceront le sourcil ».

A l’Élysée aussi, apparemment, on a froncé le sourcil : pas de réponse écrite sur Olympe de Gouges. Il fallait tirer cela au clair, Entre temps on avait appris, par une lettre de Michèle André à Janine Echochard, députée des Bouches-du-Rhône, que, dès le début de l’année 1989, une proposition avait été soumise aux organisateurs de la manifestation afin que, parmi les trois grandes figures de la Révolution choisies pour être admises au Panthéon, il y ait une femme [12]. Les discussions n’avaient pas abouti.

 Le 8 mars 1990, voici qu’on bat tambour au Château pour voir toutes ces dames, ou du moins quelques centaines, dont je suis. Denise Fuchs et Claudine Monceaux [13] me présentent au Président. Je peux alors lui demander pourquoi ce silence sur Olympe. Il rétorque : « Pourquoi y tenez-vous tant ? » J’expose en quelques phrases qu’elle est le pendant féminin de Condorcet, et plus encore. Alors, la pirouette : « En tout cas, ce ne sera pas pour tout de suite, on dirait que c’est une manie chez moi ». Quatre ans ont passé depuis la pétition, rien ne vient.

En 1992 pourtant, à l’occasion du Bicentenaire de la République, trois femmes, et non des moindres (Simone Veil, Hélène Carrère d’Encausse, Françoise Gaspard), écrivent à leur tour au Président pour lui demander d’ouvrir le Panthéon aux femmes. L’atmosphère, semble-t-il, s’est refroidie. Il n’y a pas même d’accusé de réception. Les médias, pourtant, ont donné un assez large écho à leur geste. Le moment aurait-il été mal choisi ? Un autre frein à l’entrée des femmes au Panthéon, et particulièrement pour Olympe de Gouges, réside en effet dans la mauvaise conscience du pouvoir envers les femmes. Plus l’on tarde, plus ce sera vrai. Désormais, toute installation féminine au Panthéon aura valeur de réparation pour la gent féminine tout entière. Or si l’État aime à (se) célébrer, il ne réhabilite qu’à contre-cœur.

Les mots sont importants

La France s’apprête à commémorer le cinquantième anniversaire du suffrage universel. Il sera peu fêté : le gros des budgets sera consacré à une célébration surtout guerrière et masculine, celle du cinquantième anniversaire de la Libération. On tentera de réduire au particulier la date du 21 avril 1994 en l’appelant « cinquante ans du vote des femmes ». Il faudra batailler pour dénoncer la supercherie, car les luttes de mots sont loin d’être insignifiantes quand le symbolique est en jeu. Dans ce cas aussi, la démocratie à la française fait entendre sa différence : elle a nom conservatisme. La résistance à reconnaître que, jusqu’ici, la notion d’universel a abusivement ‘couvert’ celle de masculin recoupe l’histoire inachevée de l’entrée des femmes au Panthéon. Non, les « grands hommes » ne suffisent pas à représenter toute l’humanité. Mais certains le prétendent encore.

Cette question sémantique n’a rien de négligeable. Les rivalités entre les genres dans la France d’aujourd’hui, comme les autres luttes sociales, « prennent de plus en plus la forme de luttes de mots […] les expressions admises traduisent alors à un moment donné l’état des forces symboliques entre les groupes antagonistes [14]. » Chez nous, l’Académie française, la tribu des hommes verts, régente les mots : elle est en charge de leur conservation. Faudra-t-il modifier l’inscription qui figure au fronton du Panthéon si des femmes y entrent es-qualités ? Autrement dit, l’appellation de grands hommes peut-elle s’appliquer à des femmes ? J’ai posé la question dès novembre 1989 à six Académiciens français [15]. Jean Bernard, Jean Hamburger, Michel Mohrt et Jacqueline de Romilly ont répondu comme un seul homme qu’il n’y avait rien à changer car hommes dans ce cas désignait le genre humain. Pour Georges Duby en revanche, aussi bien que pour Jean d’Ormesson, cela ne convient pas. Et ce dernier de proposer une formulation : « Aux grands hommes, aux femmes illustres ».

Laissons les linguistes gloser sur l’équivalence de grands et d’illustres. En 1848 déjà on avait proposé que le monument soit dédié à l’Humanité. C’était tourner la difficulté. Un homme peut tout aussi bien être grand par la taille et par ses actions. L’adjectif grande, accolé à femme, ne suggère a priori que la hauteur corporelle. L’équivalent du grand homme, c’est la grande dame. Même alors, sans précision, on pensera grande par la naissance ; ou alors, il faudra spécifier « du sport », ou « de la chanson ». Femme, décidément, colle bien à l’ordinaire. Le syntagme grands hommes, lui, est installé dans l’usage. Hommes y traduit le latin viri ou le grec andres et non pas homines ou anthropoi. L’Académie française, dans mon échantillon, se montre majoritairement favorable au maintien des distinctions établies entre les sexes par le langage. Elle l’a montré par ailleurs avec sa répugnance à admettre la féminisation des noms de métiers. Les autres pays francophones sont moins accrochés à ces coutumes.

L’institution ne s’est elle-même que depuis peu ouverte aux femmes. Une campagne du très libéral Jean d’Ormesson a fait admettre Marguerite Yourcenar. Mais, lorsqu’elle est décédée, les Académiciens ont eu le chagrin de faire part de la mort de leur ‘confrère’. Ils ont conscience, ces Immortels, de représenter l’aristocratie du mérite. Ils entretiennent une confusion entre celle-ci et l’autre. En France, le désir de noblesse n’est jamais bien loin. A-t-on assez remarqué que les trois femmes qui sont entrées sous la Coupole jouissaient d’une particule ? De naissance pour Marguerite de Crayencour, par mariage pour Jacqueline de Romilly et Hélène Carrère d’Encausse ? Cette particule (substitut du pénis ?) les aurait-elle rendues plus présentables ?

En 1974, François de Négroni analysait l’attachement de toute la société française au panache, à l’exploit, à l’aristocratie. « La France noble ne transfigure pas la société française, elle l’exprime [16]. » C’est cela aussi, la démocratie à la française. Les grands succès populaires de l’année qui s’achève sont : au cinéma Les Visiteurs, au théâtre MarieAntoinette, à la télévision le Château des oliviers en librairie Grand amour. Dans tous les cas, le bon peuple entre au château. Que ce soit pour s’en gausser ou pour en pleurer, il aime se frotter aux aristocrates. Quiconque recherche un succès populaire doit en tenir compte. À la télévision encore, les brûlures de l’histoire se sont attardées sur les malheurs de Marie-Antoinette et n’ont soufflé mot d’Olympe de Gouges. Sa particule empruntée n’a pas suffi pour lui donner la faveur des dévots de l’audimat. Et surtout le féminisme, par les temps qui courent, ne fait guère recette.

Olympe, la paritaire

Le bicentenaire de l’exécution d’Olympe de Gouges a fourni pourtant l’occasion de rappeler sa mémoire et les étapes du combat mené pour l’honorer. Y ont participé tous ceux dont l’action prolonge la siennes : éditeur/e/s, historien/ne/s, féministes engagées dans la lutte pour la parité, militant/es d’associations défendant les droits de la personne humaine. Diverses manifestations se sont déroulées à Montauban, Marseille, Bergerac et Paris. Le rassemblement devant le Panthéon, le 6 novembre à 15 heures, réunissait deux à trois cents personnes. Une exposition à la bibliothèque Marguerite Durand, ce colloque, un festival à Montauban, les photos et les récits en garderont les traces.

Le bicentenaire de l’exécution d’Olympe coïncide avec la prise de conscience par tous les réseaux et mouvements issus du féminisme de l’urgence d’une action sur le politique. « Ô mon pauvre sexe, disait-elle, tu n’as rien gagné à la Révolution. » Les citoyennes de ce temps-ci entendent bien montrer que le message d’Olympe garde toute sa vigueur. En plaçant sous son invocation leur combat pour la parité, elles prouvent que l’irrévérence, cette vertu caractéristique de l’esprit européen [17], les habite ; elles ne sont plus dupes des mots. Celui de démocratie recouvrait jusqu’ici la domination des mâles. Avec l’adjectif paritaire, le temps du partage est venu.


Légende de l’illustration, reproduite ici avec l’aimable autorisation d’Olivier Blanc : représentation du don patriotique des citoyennes qu’Olympe de Gouges avait encouragé et qu’elle-même pratiqua et qu’elle évoque par exemple dans sa brochure Action héroïque d’une Française, publiée en septembre 1789.

[1] Claude Rivière, Les liturgies politiques, Paris, PUF.

[2] La Femme au temps de la Révolution, Paris, Stock/Pernoud, 1989.

[3] Les Femmes et la Révolution française, T 3, L’Effet 89, Toulouse, PUM, 1991, p. 352.

[4] Citoyennes tricoteuses, Aix-en-Provence, Alinéa, 1988.

[5] Datée du 15 septembre, n° 2072, 30/09-06/10.

[6] Centre d’Orientation de Documentation et d’Information Féminin, fondé en 1973 par Jeanne Mazel, avec l’appui de Gaston Defferre. Deux conteuses, Simone Tournon et Colette Gautier, participaient à l’évocation des femmes de la Révolution.

[7] Centre d’Etudes Féminines de l’Université de Provence.

[8] Quotidien libéral de Marseille.

[9] Jean Khan le 25/10 et Françoise Fugier le 31/10.

[10] « Même la gloire est misogyne », titrait, le lendemain, Le Méridional.

[11] Mon époux, mon dernier fils (qui portait les bouquets) et Jean Thorez, fils de Maurice et de Jeannette Vermeersch.

[12] Lettre du 10/01/1989. Secrétaire d’Etat chargée des droits des femmes, elle regrettait cet échec et promettait d’intervenir à ce sujet auprès de Georgina Dufoix, chargée de mission. Même réponse à Yvette Godin, lettre du 14/03/90.

[13] Présidente et Secrétaire générale du Grain de Sel.

[14] François de Singly, dans Georges Duby et Michelle Perrot dir., Femmes et histoire, Paris, Plon, 1993, p. 131.

[15] Pourquoi ceux-là ? Le hasard des rencontres, tout simplement.

[16] La France noble, Paris, Le Seuil, 1974.

[17] Chantal Millon-Delsol, L’Irrévérence, essai sur l’esprit européen, Tours, Mame, 1993.

Olympe de Gouges au tribunal révolutionnaire

Spécialiste du XVIIIe siècle, et de la Révolution française en particulier, l’historienne Cécile Berly vient de faire paraître Guillotinées, qui retrace de façon à la fois précise et poignante les arrestations et les incarcérations puis les procès, les condamnations et les exécutions successives de Marie-Antoinette, Olympe de Gouges, Mme Roland et Mme du Barry. Elle accompagne ces quatre femmes dans l’épreuve qu’elles traversent, l’une après l’autre, de la perte de la liberté, de la privation d’un lieu et d’un temps à soi, du manque d’hygiène, du froid et de l’humidité, de la maladie et de la fièvre, des humiliations, de la peur et du désespoir.

Grâce au récit de Cécile Berly, l’on s’approche de chacune de ces femmes, dont le sort peut nous faire songer à celui des Iraniennes emprisonnées, en attente de leur sentence ; l’on compatit et l’on salue leurs efforts pour rester dignes et calmes, pour endurer des calomnies d’une misogynie vertigineuse (Marie-Antoinette, une mère incestueuse, Mme Roland, une nymphomane, une prostituée…). L’on admire qu’Olympe de Gouges et Mme Roland continuent d’écrire : c’est dans sa prison que Manon sort de l’ombre maritale et s’affirme comme femme de lettres ; Olympe parvient à faire diffuser à l’extérieur les deux plaidoyers qu’elle a rédigés en sa faveur et qui accusent Robespierre et Fouquier-Tinville (Olympe de Gouges au tribunal révolutionnaire, en août 1793, et Une patriote persécutée, en septembre 1793). Et l’on se demande comment ces femmes, bien qu’à bout de forces, ont su obtenir d’elles-mêmes la fermeté qui leur a permis de s’avancer sans trembler ni défaillir vers l’échafaud. À l’exception de Mme du Barry qui, « simplement humaine », avait conservé l’espoir d’être innocentée et que ses émotions submergent à l’approche de la mort.

Olympe de Gouges en prison

Je remercie la maison d’édition Passés / Composés qui m’a autorisée à reproduire un extrait de la sous-partie de Guillotinées dédiée au procès d’Olympe de Gouges.

Dénoncée par un afficheur de la Commune de Paris, Olympe de Gouges fut arrêtée le 20 juillet 1793, alors qu’elle s’apprêtait à faire placarder Les Trois Urnes ou le salut de la patrie par un voyageur aérien. Cette affiche proposait qu’un référendum soit organisé afin que les départements français choisissent le gouvernement qui leur agrée – républicain, fédéraliste ou monarchiste. Elle contrevenait donc à la loi votée le 29 mars 1793, qui interdisait, sous peine de mort, de défendre un régime politique autre que républicain.

Incarcérée le 20 juillet dans une cellule du dépôt de la Mairie, où elle est nuit et jour sous la garde d’un gendarme, Olympe de Gouges est transférée le 28 à la prison de l’Abbaye, puis, après qu’elle eut dénoncé le manque de soins dont elle pâtissait (la plaie qu’elle avait à la jambe s’était infectée, au point que la fièvre ne la quittait plus guère), à la fin du mois d’août ou au début du mois de septembre, elle est envoyée par Fouquier-Tinville à l’infirmerie des femmes de la prison de la Petite-Force. En octobre, moyennant le versement d’une pension, elle accède à une maison de santé où elle n’est plus au secret et bénéficie de soins. Mais le 28 octobre, elle est transférée à la Conciergerie.

S. Duverger

Procès d’Olympe de Gouges, le 2 novembre 1793 [1]

Depuis le jour de son arrestation, le 20 juillet 1793, elle n’a de cesse de réclamer d’être jugée. Elle n’a pas peur de comparaître devant le tribunal révolutionnaire. En outre, sa condition de prisonnière lui est absolument insupportable. Elle en fait la démonstration dans le dernier texte qu’elle écrit, Une patriote persécutée à la Convention nationale, et qu’elle réussit à faire sortir de l’une de ses prisons pour qu’il soit placardé dans les rues de Paris au mois de septembre, rédigé depuis l’infirmerie des femmes de la Petite-Force. Tour à tour courageuse, truculente, provocante, elle défie par l’écriture tous ses ennemis qu’elle considère, avant tout, comme ceux de la Révolution, la vraie, la sienne. Celle de l’égalité, de la justice sociale et de la modération. Elle ne veut pas seulement défendre sa probité. Être jugée est la condition pour réhabiliter la femme et l’écrivaine qu’elle est. Depuis des années, et ce bien avant la Révolution, elle est accablée de tous les maux en raison de sa prétention (féminine) à fouler l’espace public (masculin) par l’écriture. Ce que l’on reproche à Olympe de Gouges, c’est non seulement d’avoir écrit, mais, surtout, d’avoir fait imprimer, diffuser et signer la plupart de ses textes. C’est d’avoir des idées, de vouloir participer aux débats publics et de les influencer. Dans cet ultime brûlot placardé, elle se montre diserte, bavarde, éloquente. Quand on la lit, on a l’impression que rien ni personne ne pourra la faire taire :

« Représentants d’un peuple libre ! C’est à vous que j’adresse mes plaintes ; c’est à vous, c’est au peuple d’en apprécier la justice ; c’est à ceux qui aiment la liberté et la patrie de juger des rigueurs d’une captivité d’autant plus horrible qu’elle est imméritée. Mes ennemis ont pu triompher un instant ! Mais je les brave du fond de mes cachots. Je suis sous la sauvegarde de la loi, un jour je les confondrai, et je ne veux exercer d’autre vengeance contre eux que d’exposer au grand jour ma conduite et mes écrits. L’on verra qui de nous a le plus idolâtré sa patrie ; l’on verra que j’ai tout fait, tout sacrifié pour le bonheur du peuple, et des fers sont la récompense de mon patriotisme ! Je suis détenue… accusée, traduite devant le tribunal révolutionnaire… Que ­­­l’on me juge donc !… La mort ou la liberté [2] »

Le 2 novembre 1793, il est environ sept heures du matin. La nuit a été particulièrement glaciale. Depuis six jours, Olympe de Gouges est à la Conciergerie, enfermée au secret. La lourde porte de son cachot est ouverte. Y pénètre un huissier suivi de gendarmes. On lui annonce qu’elle est attendue au tribunal révolutionnaire. Elle s’habille promptement, transie de froid, malade depuis des mois, diminuée physiquement par ces semaines d’enfermement. Elle est prête. Elle sort de son cachot, entourée par la force armée. À cette heure encore très matinale, elle traverse de longs couloirs. Le silence anxiogène est brutalement interrompu par le bruit des portes et des grilles que l’on ouvre et ferme, ou par les cris ponctuels de prisonniers et de gardiens. À la lueur des flambeaux, se dessinent sur les murs épais et humides des ombres menaçantes. La prisonnière monte l’escalier de la tour Bonbec. De là, elle rejoint la salle de l’Égalité, une grande pièce largement dépouillée, et où se tient le tribunal pour la juger [3].

Sur le mur de gauche sont accrochés quelques-uns des symboles de la Révolution tels que les haches de licteurs, les tables de la Loi ou des trophées agrémentés de faucilles et de triangles. En dessous, est placée la longue table derrière laquelle sont assis le président Herman, les juges David et Lannes ainsi que leurs assesseurs. À proximité, sont assis sur des bancs les jurés. En face, à droite, il y a le petit bureau du substitut Naulin, lequel remplace l’accusateur public Fouquier-Tinville. Si ce dernier n’est pas physiquement présent, c’est bien lui qui a rédigé l’acte d’accusation. Tous les membres du tribunal portent le même habit noir, et sont coiffés d’un chapeau sur lequel est agrafée la cocarde, surmonté d’un panache également noir. Autour du cou, ils ont un long ruban tricolore duquel pend une médaille où est écrit un seul mot : « Loi ». Les tribunes sont occupées par une foule très nombreuse et particulièrement féminine. On y retrouve les fameuses Tricoteuses qui occupent leurs mains de leurs travaux d’aiguille tout en réagissant, le plus souvent bruyamment, au déroulé du procès. Pour entrer dans la salle de l’Égalité, Olympe de Gouges traverse un étroit passage aménagé entre les tribunes. Elle mesure toute l’hostilité entretenue à son encontre. Cependant, elle apparaît avec assurance et dignité. Elle prend place sur le siège qui lui est réservé, juché sur une estrade. Elle est ainsi visible de tout le monde.


[1] Cécile Berly, Guillotinées, Passés / Composés, 1er février 2023, p. 94-97.

[2] Olympe de Gouges, Écrits politiques, 1792-1793, Introduction d’Olivier Blanc, Indigo et Côté femmes éditions, Paris, p. 249-253.

[3] C’est dans cette salle que Charlotte Corday a été jugée, et condamnée, en juillet.

Olympe de Gouges au Panthéon, par Caroline Broué

Du 16 décembre 2021 au 14 janvier 2022, France culture tint un Open Panthéon : lors des Matins, 21 de ses producteurs et productrices ont chacun·e à leur tour révélé qui ils ou elles aimeraient voir entrer au Panthéon. Le 31 décembre, la parole était à Caroline Broué, qui choisit l’autrice de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. Sa chronique nous avait beaucoup plu ; signataire de notre pétition, elle nous a autorisées à la reproduire ici.

Pour l’écouter, sur le site de France culture

J’aurais pu choisir Desmond Tutu. Mais je suis restée dans la tradition du Panthéon qui veut qu’on honore une figure ayant marqué l’histoire de France. Une chose était sûre : il fallait une femme. Parce qu’il n’y a pas de raison de laisser au Panthéon seulement 6 femmes au milieu de 75 hommes, comme c’est le cas depuis que Joséphine Baker y a été transférée le 30 novembre dernier. Mais laquelle ? Louise Michel dont les combats et le courage au moment de la Commune restent sans pareil ? Anne Sylvestre dont les chansons porteuses d’un véritable engagement émancipateur ont accompagné des générations entières ? La mère Brazier dont la cuisine lyonnaise a tellement influencé notre gastronomie, pan essentiel de notre culture ? Suzanne Noël qui fut la première femme chirurgienne à réparer les gueules cassées de la boucherie de 14-18 ?

Après une petite réunion de famille pour sonder compagnon et enfants sur leurs choix et les confronter aux miens, le choix s’est porté sur Marie Gouze, née à Montauban en 1748 et morte à Paris en 1793, dont la première des libertés a consisté à choisir son nom – et son prénom, Olympe, deuxième prénom de sa mère.

Je suis un animal sans pareil ; je ne suis ni homme ni femme. J’ai tout le courage de l’un, et quelquefois les faiblesses de l’autre. Je possède l’amour de mon prochain et la haine de moi seule. Je suis fière, simple, loyale et sensible. Dans mes discours, on trouve toutes les vertus de l’égalité ; dans ma physionomie les traits de la liberté ; et dans mon nom, quelque chose de céleste.

Voilà ce qu’écrit Olympe de Gouges dans une lettre en 1792 ! Pour cela, elle fut d’ailleurs surnommée la virago, ce qui n’était pas particulièrement amical. Restif de la Bretonne la considérait comme une prostituée et Jules Michelet comme une hystérique…  Olympe de Gouges, donc, puisque c’est ce nom qui est resté dans l’histoire, est, comme elle l’a écrit, « une enfant de la nature« , officiellement fille d’un boucher mais fille naturelle d’un aristocrate, connue pour avoir écrit en 1791 la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne dont on a surtout retenu une phrase célèbre :

« La femme a le droit de monter sur l’échafaud, elle doit avoir également celui de monter à la tribune ».

« Une radicale de la modération »

Monter à la tribune, Olympe de Gouges l’a fait sans demander la permission. Elle s’est emparée de la parole publique à une époque où les femmes ne le faisaient pas. Pour elle, tous les moyens d’expression étaient bons : les livres, les pièces de théâtre, les journaux et même les brochures politiques qu’elle placardait sur les murs… Pour réclamer des droits pour les femmes, notamment le divorce et le droit de vote, exprimer sa solidarité avec les ouvriers, mais aussi pour l’abolition de l’esclavage et celle de la peine de mort, elle usa de tous. Parce que si la loi autorisant le divorce a été votée en 1792, le droit de vote n’a été accordé aux femmes qu’en 1944, l’esclavage définitivement aboli en 1848 et il a fallu attendre 1981 pour en finir avec la peine de mort…

Pourquoi Olympe a-t-elle été guillotinée ? Sans doute parce qu’elle parlait trop et qu’elle ne plaisait pas à tous les révolutionnaires, elle qui était plus girondine que montagnarde… Arrêtée sous la Terreur, cette « radicale de la modération » fut condamnée après avoir croupi cinq mois en prison, puis guillotinée sur cette place qui deviendra celle de la « Concorde », après avoir attendu toute la journée son exécution à cause d’une pluie diluvienne.

Pourquoi la faire entrer au Panthéon ? Parce que cette pionnière et cette visionnaire incarne à la fois le courage, la liberté, l’exemplarité dont on a besoin aujourd’hui, une boussole pour les femmes et pour les hommes car les deux vont de pair. Elle est d’ailleurs une star au Japon et aux États-Unis qui souffrent moins de la lourdeur du débat sur la Révolution qu’en France. Enfin parce qu’aujourd’hui l’idée de « mourir pour la modération » est excellente tant on meurt d’intransigeance.

L’idée d’introniser Olympe de Gouges avait déjà été évoquée en 2013 et même soutenue par des personnalités comme Françoise Héritier, Christiane Taubira ou Benoîte Groult. Mais les pouvoirs publics ont préféré lui ériger un buste à l’Assemblée nationale en 2016. Alors faudra-t-il attendre qu’une femme soit élue présidente pour la voir entrer au Panthéon ? L’histoire nous le dira.

Caroline Broué, productrice sur France culture

Pourquoi écrire sur Olympe de Gouges ?

Nous reproduisons ci-dessus, avec son aimable autorisation, le portrait que l’artiste Sophie Degano a fait d’Olympe de Gouges. Il est issu de sa série Grâce à elles (2016 et 2019).

Premier extrait d’une biographie encore inédite d’Olympe de Gouges. Son autrice, Julie Dollé, entend donner la place qui lui revient à l’œuvre de cette femme trop en avance sur son temps pour ne pas le déranger profondément. Une œuvre encore insuffisamment lue à laquelle il s’agit de rendre justice – parce qu’elle avait « politiqué » plutôt que de rester dans l’ombre domestique, elle fut jugée folle.

Julie Dollé est professeure de philosophie et a publié précédemment deux ouvrages à caractère autobiographique (Vaincue, parfois… résignée, jamais !, L’Harmattan, 2011 et La première fois, L’Harmattan, 2015). Elle retrace ici les raisons pour lesquelles elle s’intéresse à Olympe de Gouges depuis 2008.

Même si son buste est entré au Palais Bourbon en 2016, même si en 2004 a été inaugurée une place du troisième arrondissement de Paris portant son nom et même si son œuvre est aujourd’hui éditée par les éditions Cocagne [1], Olympe de Gouges reste encore méconnue par beaucoup d’entre nous. En dehors des cercles universitaires ou des milieux féministes, nombreux sont ceux qui n’ont jamais entendu son nom ou qui ignorent qui elle est, elle qui a pourtant défendu tant de causes si justes avec tellement d’avance sur son temps. En travaillant sur Olympe de Gouges, on comprend rapidement que si le silence évoqué par Charles Monselet dans son ouvrage Les Oubliés et les dédaignés a bien été brisé, lui qui écrivait à son sujet que « sa vie, une des plus haletantes et des plus dramatiques, étonne, et fait qu’on se demande comment tant de silence a remplacé tant de bruit [2] », la reconnaissance dont on fait preuve à son égard, qui a certes progressé, n’est pas encore à la hauteur de la richesse de son existence, ni à celle de la pertinence et de la fécondité des combats qu’elle a menés.

Parmi ceux-ci, citons dès maintenant celui qu’elle livre contre l’esclavage dans sa pièce Zamore et Mirza, ou l’Heureux naufrage, qu’elle écrit dès 1784 alors que cette pratique ne sera définitivement abolie que plus d’un demi-siècle plus tard, en 1848. Elle est, non seulement la première femme, mais la seule à oser porter cette question sur une scène de théâtre : grâce à elle, celle-ci peut davantage toucher l’opinion publique et non plus se limiter à la seule sphère intellectuelle. Dès 1788, elle s’attaque aussi au racisme dans ses Réflexions sur les hommes nègres, alors même que l’égalité de droits entre tous les hommes blancs n’a pas été établie. La même année, n’est-ce pas encore Olympe de Gouges qui pense, dans ses Remarques patriotiques, une forme d’assistance sociale dont les principes seront institués plus de 150 ans plus tard, dans le préambule de la Constitution de 1946 ?

Dans sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, Olympe de Gouges est aussi celle qui formalise l’égalité des droits entre femmes et hommes. Celle qui revendique, notamment, le droit de vote plus d’un siècle et demi avant qu’il ne devienne une réalité en France, ainsi que celui d’être élue car, comme l’argumente sa formule devenue célèbre, puisque « la femme a le droit de monter sur l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune [3]», cette femme, donc, bouscule les mœurs de son temps et, nécessairement, dérange. Olympe de Gouges veut faire des femmes des êtres éduqués, libres d’user de leur raison, visibles et audibles dans la sphère publique, là où beaucoup encore les réduisent à leur statut de mère et ne les autorisent à intervenir que dans la sphère familiale.

Après avoir été meurtrie par ses années de mariage partagées avec un homme qu’elle n’avait pas choisi, Olympe de Gouges crée sa Forme de Contrat social de l’homme et de la femme dès 1791, un contrat qui se rapproche du contrat de mariage actuel ou encore du Pacs (pacte civil de solidarité) qui verra le jour plus de 200 ans plus tard, en 1999. Ce texte fonde l’union sur l’amour, rend possible la séparation entre les membres de ce contrat et prévoit de protéger les enfants, qu’ils soient issus de cette union ou non.

Mais la pensée d’Olympe de Gouges s’étend au-delà du champ social et politique puisqu’elle a aussi proposé des mesures économiques et juridiques novatrices trop souvent oubliées. Elle est celle qui conçoit, par exemple, un impôt sur les signes extérieurs de richesse et qui développe en 1790 une nouvelle conception de la justice dans son Projet sur la formation d’un tribunal populaire et suprême en matière criminelle afin de réduire, autant que faire se peut, les condamnations arbitraires. 

Voici qui justifie également que l’on écrive à son sujet : Olympe de Gouges a été plus qu’abondamment critiquée pendant sa vie, peu après son exécution également, et ensuite, quand elle n’a pas été ignorée par les historiens, on a obstinément dressé d’elle un portrait dévalorisant, voire même outrageant. Pierre-Gaspard Chaumette, qui a pourtant lui aussi soutenu l’abolition de l’esclavage, s’exprime en ces termes deux jours après son exécution :

« Rappelez-vous cette virago, cette femme-homme, l’impudente Olympe de Gouges qui, la première, institua des sociétés de femmes, qui abandonna les soins de son ménage, voulut politiquer et commit des crimes ! Tous ces êtres immoraux ont été anéantis sous le fer vengeur des lois ; et vous voudriez les imiter ? Non, vous sentirez que vous ne serez intéressantes et vraiment dignes d’estime que lorsque vous serez ce que la nature a voulu que vous fussiez. Nous voulons que les femmes soient respectées, c’est pourquoi nous les forcerons à se respecter elles-mêmes [4]».

Voilà qui illustre bien le « furieux antiféminisme de la plupart des hommes de la Révolution [5]», comme l’écrira Léopold Lacour en 1900. Restif de la Bretonne la considère lui comme une prostituée [6] et l’épisode suivant, bien plus récent, prouve combien les préjugés ont la vie dure. Ceux qui voulaient que le collège Monplaisir porte le nom d’Olympe de Gouges en témoignent :

« Il a fallu l’intervention d’Élisabeth Badinter […] pour que l’on puisse donner le nom d’Olympe de Gouges au collège […]. Nous avions une amie qui était en stage de documentaliste […] et qui devait être inspectée. Elle devait aller chercher son inspecteur à la gare et, sur la route, l’inspecteur en question lui avait demandé en toute innocence : “Mais cela ne vous gêne pas d’être en stage dans un collège qui porte le nom d’une prostituée ? [7]” ».

Mentionnons également la position soutenue par le docteur Guillois, au début du XXe siècle, dans la thèse qu’il consacre aux femmes de la Révolution et notamment à Olympe de Gouges : après lui avoir reconnu certaines qualités – vivacité d’esprit, intelligence, très vive imagination –, il en vient rapidement à porter des jugements qui relèvent aussi de l’antiféminisme. Il considère d’abord qu’Olympe de Gouges souffrait d’un trouble de la persécution qu’il justifie par la réaction de la jeune femme confrontée au mariage qu’on lui imposait : « La première trace s’en trouve lorsqu’on voulut la marier ; elle se considéra comme une véritable victime que l’on sacrifiait [8] ». Sans fonder son jugement en raison, il assimile par ailleurs les idées féministes d’Olympe de Gouges à des idées plus ou moins folles, un argument bien facile pour disqualifier ce qui est dérangeant : « Ses idées sur le féminisme sont déjà moins raisonnables : empreinte d’une bizarrerie excessive, elles servent de traits d’union entre la raison et la folie [9]». Le docteur Guillois en conclut le diagnostic mental suivant : Olympe de Gouges aurait souffert, d’une part, d’hystérie car elle a voulu jouer un rôle dans la vie sociale et politique et se mettait elle-même en valeur, d’autre part, de dégénérescence mentale du fait de ses idées plus ou moins démentes, et enfin du trouble de la persécution déjà mentionné. Ces éléments psychiques, associés à des symptômes physiques, parmi lesquels le docteur note un trouble des menstruations, l’amènent à penser qu’Olympe de Gouges aurait souffert de « délire à forme paranoïaque » ou « Paranoïa reformatoria » [10]. En d’autres termes, parce qu’elle a défendu avec toute son ardeur une multitude de causes, parmi lesquelles celle des femmes, parce qu’elle a voulu participer à la Révolution et eu le courage d’exprimer qu’une jeune mariée de force était bien en effet sacrifiée, elle devient une hystérique paranoïaque ! Voilà jusqu’où a été poussée la critique à son propos.

Les combats menés par Olympe de Gouges sont très modernes, c’est pourquoi nous voulons également la faire connaître. Qu’il s’agisse d’améliorer la condition des femmes, de lutter contre le racisme, et par ricochet, de promouvoir plus de tolérance, d’améliorer l’exercice de la justice, de défendre la liberté d’expression et d’agir en vue d’une société plus solidaire, tous ces sujets font encore notre actualité aujourd’hui.

Enfin, si Olympe de Gouges est bien entendu féministe – à chaque fois qu’elle le peut, elle tente d’améliorer le sort des femmes –, il serait dommage de laisser vivre dans les esprits une personnalité finalement amputée de ses autres intérêts. Sa vie prouve que nous avons aussi affaire à une humaniste, à une femme politique et à une femme de lettres dont l’œuvre est très largement négligée. Nous avons rendu compte de cette œuvre très riche, qui comptait plus de 40 pièces de théâtre (mais elles ne sont pas toutes parvenues),deux romans, un essai, un conte, une multitude d’écrits politiques sous diverses formes, des lettres, des préfaces et d’autres écrits autonomes.

Après être montée sur l’échafaud, Olympe de Gouges, combattive jusqu’à son dernier souffle, s’est écriée : « Enfants de la Patrie, vous vengerez ma mort ! [11] ». Il ne s’agit pas ici de venger sa mort, même si elle est le fruit de l’injustice la plus flagrante, mais de participer à lui donner sa pleine place dans notre mémoire collective en reconnaissant l’époustouflante richesse de sa personnalité et la vaste ampleur de son action, qui font d’elle une femme d’exception, profondément captivante, et une humaniste aux idées étonnamment modernes.


[1] De Gouges O., Œuvres complètes, Tome I (Théâtre), Tome II (Philosophie : dialogues et apologues), Tome III (Pamphlets, Épîtres 1786-1790), Tome IV (Pamphlets, Épîtres 1791-1793), Montauban, Éditions Cocagne, 1993, 2010, 2017.

[2] Monselet C., Les Oubliés et les dédaignés, figures littéraires de la fin du 18e siècle, Paris, Charpentier et Cie, Libraires-Éditeurs, 1876, p. 117.

[3] De Gouges O., Œuvres complètes, tome IV, Montauban, Cocagne éditions, 2017, p. 53.

[4] Cité par Blanc O., Olympe de Gouges, Des droits de la femme à la guillotine, Paris, Tallandier, 2014, p. 227. (Ajout de S. Duverger : Chaumette P.-G., « Discours à la Commune de Paris », Révolutions de Paris, n°216, 27 brumaire an II (17 novembre 1793)). 

[5] Lacour L., Trois Femmes de la Révolution, Olympe de Gouges, Théroigne de Méricourt, Rose Lacombe, BnF Collection, Ebooks, 2015, p. 14.

[6] Restif de la Bretonne N.-E, L’Année des dames nationales ; ou Histoire, jour par jour, d’une femme de France, Paris, 1794, p. 454.

[7] Guibert S., Olympe de Gouges. La révolte d’une femme, Paris, Éditions E-dite, 2006, p. 48.

[8] Guillois A., Étude médico-psychologique sur Olympe de Gouges. Considérations générales sur la mentalité des femmes pendant la Révolution française, Lyon, Edition A. Rey, 1904 (thèse soutenue à la faculté de médecine et de pharmacie de Lyon), p. 53.

[9] Ibid., p. 62.

[10] Ibid., p. 68.

[11] Blanc O., Olympe de Gouges, Des droits de la femme à la guillotine, op. cit., p. 225.

L’humanisme passe par le féminisme

par Michel Faucheux

Extrait du chapitre « Olympe de Gouges au Panthéon » de la biographie d’Olympe de Gouges par Michel Faucheux publiée en 2018 dans la collection Folio Biographies des éditions Gallimard (avec l’aimable autorisation de l’éditeur) [1].

« Mais, si elle est une analyste politique d’envergure, Olympe de Gouges est aussi une combattante exemplaire de la liberté. Avec un courage digne d’admiration, elle ferraille tout au long de son existence et met en jeu sa vie jusqu’à la sacrifier pour défendre ses idées. Voilà pourquoi Olympe de Gouges devrait reposer au Panthéon aux côtés de Sophie Berthelot, Marie Curie, Geneviève De Gaulle-Anthonioz, Germaine Tillion ou Simone Veil [2], car ce serait la marque normale et méritée de la reconnaissance d’une nation. Ce serait aussi la marque d’un approfondissement de notre pensée politique capable de voir dans la condition des femmes la mesure du degré de la démocratie. Voilà la prise de conscience qui devrait dicter les combats présents et à venir. Olympe de Gouges, de son vivant, a édifié un personnage pour l’Histoire. On pourrait avancer en cela qu’elle s’est préparée à entrer au Panthéon, comme si elle avait voulu montrer la nécessité politique que des femmes y figurent avec les hommes [3]. Comme si elle avait voulu montrer la nécessité d’écrire une nouvelle « vie parallèle des hommes illustres » qui, bien des siècles après Plutarque, mette en relation non plus des Grecs et des Romains mais des femmes et des hommes. Car ne nous y trompons pas, si Olympe de Gouges conduit ainsi sa vie, définit ce style d’existence, ce n’est pas par tricherie ou vanité dérisoire, ce n’est même pas parce que l’Histoire est devenue théâtre. C’est parce qu’elle associe la vie, la vie réalisée, et non ôtée par une discrimination sociale, à « la grâce d’un commencement [4]», à l’événement d’une naissance à soi par le détour de l’écriture qui vient coïncider avec l’événement, historique et politique, de la Révolution. La grâce de l’invention de soi vient ainsi rejoindre l’art de mener la vie comme un récit.

En cela aussi, elle précède Hannah Arendt qui associera le miracle de la naissance, fût-elle symbolique, comme dans le cas d’Olympe de Gouges, à la liberté d’être soi et d’agir, autrement dit, à la capacité de vivre en résistant au mécanisme politique qui tend à rendre les hommes superflus [5]. En aspirant au sublime, en épousant les grandes causes, celles de la liberté des femmes et des Noirs réduits en esclavage, celle de la liberté en général, Olympe ne naît pas femme, en effet, mais le devient grâce au personnage historique qu’elle se crée et le récit d’elle-même qu’elle compose. C’est que la politique d’Olympe de Gouges est finalement ambitieuse :  elle vise à faire accéder l’Humanité à une plus grande réalisation d’elle-même car, comme elle l’a compris bien avant d’autres, l’humanisme passe alors (et toujours) par le féminisme. En définitive, écrire une biographie d’Olympe de Gouges, c’est se faire le secrétaire (certes critique) de celle-ci : réécrire, en la reconstituant tant elle est disséminée dans des textes multiples et divers, la biographie d’elle-même qu’Olympe a souhaité se donner pour mieux vivre, pour exister et échapper à la négation de l’Histoire. Ainsi donne-t-elle une leçon au biographe en lui faisant comprendre qu’il ne fait jamais qu’écrire le récit d’un récit car toute action pour exister doit susciter un récit et être enveloppée par lui, ce qui n’exclut pas les accidents de la mémoire [6]. Olympe de Gouges fut oubliée et dédaignée. Elle est désormais redécouverte et célébrée. De nombreuses rues, des bâtiments publics, des établissements scolaires portent son nom. En son honneur, lors du bicentenaire de la Révolution française, le pionnier de l’art vidéo, l’artiste coréen Nam June Paik a créé un robot, Olympe de Gouges dans la fée électronique. Certes, Olympe de Gouges n’est pas encore entrée au Panthéon par incompréhension des politiques, mais elle y entrera sans nul doute car son combat, en ce début du XXIe siècle, possède des accents toujours plus actuels.

Ceci dit, Olympe de Gouges est déjà entrée à l’Assemblée nationale. Le 20 novembre 2016, un buste la représentant sculpté par Jeanne Spehar et Fabrice Gloux a été installé dans la salle des Quatre Colonnes face à celui de Jean Jaurès, à la place du buste d’Albert de Mun, figure du christianisme social. « Entre ici Olympe de Gouges », s’est exclamée la socialiste Catherine Coutelle, présidente de la délégation de l’Assemblée aux droits des femmes, reprenant ainsi la célèbre formule prononcée par André Malraux lors de l’entrée de Jean Moulin au Panthéon. C’était souligner qu’Olympe de Gouges fait déjà partie des femmes et des hommes qui composent le panthéon de la mémoire nationale française et est devenue l’un des points de repère de notre histoire politique. Ses combats pour le droit des femmes, contre l’oppression et les formes dictatoriales de la politique ne relèvent pas d’un passé célébré et idéalisé mais prennent toujours plus de place dans la conscience de notre présent.

 À la voix d’Olympe de Gouges font aujourd’hui écho d’autres voix : celles de nombreuses femmes qui, de par le monde, s’insurgent  contre les violences et les discriminations sociales dont elles font l’objet.  Toute révolution commence par une prise de parole. »

Michel Faucheux, « Olympe de Gouges », © éditions Gallimard.

https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-biographies/Olympe-de-Gouges


[1] M. Faucheux, Olympe de Gouges, Folio biographies, Gallimard, 2018, p. 231 et suivantes.

[2] Joséphine Baker a été panthéonisée le 30 novembre 2021, 3 ans après la publication de la biographie d’Olympe de Gouges dont ce texte est un extrait.

­­­­­­­­[3] Comme les fondateurs du Panthéon, comme d’autres acteurs de la Révolution, Olympe de Gouges pense que l’Histoire est d’abord écrite par de « grands hommes » et donc de « grandes femmes ».

[4] J. Kristeva, Le Génie féminin, t.1, p.81

[5] « Le miracle de la vie qui sauve le monde, le domaine des affaires humaines, de la ruine normale, naturelle, car, finalement, c’est dans la natalité, par la naissance d’hommes nouveaux et par le fait qu’ils commencent à nouveau l’action, que s’enracine ontologiquement la faculté d’agir, dont ils sont capables par droit de naissance ». (Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne (1958), trad. Georges Fradier ; L’Humaine condition, édition Quarto, p. 259).

[6] « (…) la narration compte, mais l’action prime à condition qu’elle soit une action narrée » (J. Kristeva, Le génie féminin, t.1, p.120 ).

Qui a peur d’Olympe de Gouges ?

par Christine Fauré

En 2022, Christine Fauré a publié Ces idées qui ont fait le Mouvement de Libération des femmes, XVIIIe – XXIe siècles chez Chryséis Éditions, ouvrage dans lequel elle a consacré un chapitre au rapport des historiens et historiennes de la Révolution à Olympe de Gouges. Elle a accepté d’en publier ici quelques extraits.

Les études sur Olympe de Gouges ont été mises au ban de l’université. À croire qu’au début du XXe siècle, le personnage extravagant qu’elle était censée être, faisait encore des siennes et désarçonnait les professeurs en charge de l’histoire canonique de notre pays. À gauche comme à droite, tous les clivages politiques qui ont pesé si lourdement dans le décodage des événements révolutionnaires, participent avec une belle unanimité à ce refoulement.

La lente exhumation d’Olympe de Gouges

Sous François-Alphonse Aulard (1849-1928), titulaire de la chaire d’Histoire de la Révolution française depuis 1891, républicain, libre-penseur, dreyfusard, membre du parti radical, Olympe de Gouges n’est mentionnée qu’une seule fois dans la revue La Révolution française [1] dont il est le « directeur rédacteur en chef ». C’est à propos d’un compte rendu de Henri Monin consacré au livre de Léopold Lacour (1854-1939), publié en 1900, qu’elle réapparaît : Les Origines du féminisme contemporain, trois femmes dans la Révolution : Olympe de Gouges, Théroigne de Méricourt, Rose Lacombe.

Lacour, agrégé de lettres, professeur de rhétorique, dramaturge et critique mais historien occasionnel, partisan d’un « humanisme intégral » avait entretenu avec Aulard des rapports épistolaires [2]. Lorsque ce dernier s’interrogeait sur l’existence d’un féminisme révolutionnaire : « Féminisme, cela veut bien dire, n’est-ce pas ? une doctrine en vue d’égaler les droits de la femme à ceux de l’homme ? », il fait état d’un scrupule, il ne veut pas employer ce mot abusivement ». Aulard, dans son fameux article de la Revue Bleue (1898) qui se veut exploratoire, intitulé « Le féminisme pendant la Révolution française » se contente d’évoquer l’action d’Etta Palm d’Aelders au sein du Cercle social et celle de Mlle de Kéralio dans la Société fraternelle des deux sexes. Il ne s’attarde ni sur Théroigne de Méricourt, ni sur Olympe de Gouges, alléguant des travaux en cours. Mais on sent que la difficulté essentielle porte, pour l’historien, sur l’identification du mouvement intellectuel et politique dont pourraient relever ces personnalités féminines, trop souvent perçues comme uniques. […]

À la suite des Annales révolutionnaires, fondées par Mathiez en 1907, les Annales historiques de la Révolution française font également silence sur Olympe de Gouges. Son nom n’apparaît qu’une fois, en 1926, dans une revue de presse, à propos d’un article de Raoul Verfeuil publié dans la Nouvelle Revue socialiste : «… Un essai de réhabilitation de cette aventurière girondine, sans aucune référence. M. Verfeuil affirme qu’elle fut arrêtée à l’instigation de Robespierre. Il aurait bien fait d’appuyer cette affirmation de quelques preuves. Il est singulier que le chef de la Montagne soit traité aussi cavalièrement dans une revue socialiste ! » (p. 295). Pour le commentateur, le scandale se situe moins dans l’exécution d’Olympe de Gouges pour délit d’opinion que dans le fait d’en attribuer la responsabilité à Robespierre. De quoi s’agit-il ?

Albert Mathiez, directeur avec Gustave Laurent, de la Revue, avait transformé sa tentative de réhabiliter l’incorruptible [3] en véritable idolâtrie. En 1926, il avait quitté depuis quatre ans le Parti communiste et après la mort d’Aulard, il devint le spécialiste le plus célèbre de la Révolution française. La force de ce phénomène quasi-religieux qui dura toute la vie de Mathiez et se transmit à ses disciples, eut des retombées aussi indirectes qu’inattendues sur l’histoire des femmes de la Révolution. En effet, Olympe de Gouges fut parmi ses contemporaines l’opposante à Robespierre la plus irréductible. « Elle eut des mots cinglants, accusateurs, à l’égard de celui qui se voulait ‘l’unique auteur de la Révolution’ » : « Écoute Robespierre, c’est à toi que je vais parler, entends ton arrêt et souffre la vérité. Tu te dis l’unique auteur de la Révolution, tu n’en fus, tu n’en es, tu n’en seras éternellement que l’opprobre et l’exécration. Je ne m’épuiserai pas en efforts pour te détailler : en peu de mots, je vais te caractériser : ton souffle méphètise [pollue] l’air pur que nous respirons actuellement : ta paupière vacillante exprime malgré toi toute la turpitude de ton âme, et chacun de tes cheveux porte un crime » (Pronostic sur Maximilien Robespierre par un animal amphibie, affiche datée du 5 novembre 1792 [4]).

L’état d’esprit de Mathiez – révérence à l’égard de Robespierre et occultation historique subséquente d’Olympe de Gouges – persista dans l’historiographie marxiste jusqu’à la fin des années 1960. Ainsi trouve-t-on sous la plume de Marie Cerati, dans l’ouvrage Le Club des citoyennes républicaines révolutionnaire, travail commencé sous la direction de Mathiez, dans l’hommage laconique qu’elle consacre à la révolutionnaire, une esquive rhétorique pour ne pas nommer l’objet du délit : l’opposition d’Olympe de Gouges à Robespierre et non pas son exécution : « Son œuvre capitale, c’est sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne en 17 articles (septembre 1791). L’article X, bref mais expressif réclame le droit de cité : ‘La femme a le droit de monter sur l’échafaud, elle doit avoir également celui de monter à la tribune.’ Mais cette vérité ne parut pas évidente à la Révolution qui inconséquente, n’estima pas que la conclusion fut le corollaire de la proposition ; et la pauvre Olympe ne fut admise qu’à la jouissance du premier droit [5].» […]

En 1982, l’état d’esprit n’a guère changé. Quand Michel Pertué, professeur d’histoire du droit et qui présida la Société robespierriste, rend compte de la première biographie d’Olivier Blanc sur Olympe de Gouges, elle lui apparaît comme un « être de petite physionomie » et qui mena une « vie extravagante » ; en clair, l’opposition d’Olympe de Gouges à Robespierre est à mettre au crédit « de ses opinions modérées », de ses positions « les plus réactionnaires » et de son « conservatisme très constant [6]. » [….]

Les droits de la femme

Les droits de la femme sont une extension des droits de l’homme. Cependant, deux années ont été nécessaires pour que cette notion surgisse sous la plume d’Olympe de Gouges. La création de ce vocable, fondateur d’une forme de protestation assimilée à tort au féminisme, n’a été possible qu’avec l’élargissement du débat constitutionnel à l’ensemble de la population.

Suspendue le 27 août 1789, la rédaction de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen n’a duré que sept jours. Jamais pendant ce temps, la question d’une Déclaration des droits au féminin ne s’est posée et aucune présence féminine n’a interféré dans le débat. Dans la quarantaine de projets de déclaration rédigés par des Constituants et des personnalités extérieures à l’Assemblée, il n’est pas fait référence aux femmes à trois exceptions près : le premier projet de l’abbé Sieyès (20 et 21 juillet) classe les femmes dans la catégorie des « citoyens passifs », possédant les droits civils mais dépourvus de droits politiques ; le Constituant Bouche, dans sa charte du 12 août reconduit la loi salique en excluant les filles de la succession au trône. Marat, hors de l’Assemblée, dans un projet tardif, le 23 août, dénie aux femmes et aux enfants le droit de suffrage « parce que représentés par les chefs de famille ».

Avec l’avancement des travaux de la Constitution, vient le constat : « On ne dit pas un seul mot des femmes dans la Constitution » (Adresse d’une délégation féminine de la ville de Lannion – Bretagne –, le 27 mars 1790). Cette délégation propose à l’Assemblée d’autoriser les mères à prêter le serment civique. L’ardeur de cette population, peu rompue au langage juridique et aux pratiques administratives, à montrer son attachement à la Révolution et à la politique, n’est pas partagée par les Constituants qui évitent de répondre à ces initiatives. Les situations d’urgence dans lesquelles les femmes interviennent ne sont guère propices à la nouveauté. Pourtant, la capacité de mobilisation dont elles font preuve est inséparable d’une présence attentive aux réunions et aux débats publics.

[…]

Le XXe siècle a vu dans cette Déclaration des droits de la femme, un texte phare de l’émancipation féminine, sans que l’on sache vraiment comment il a été reçu à l’époque. Les droits de la femme sont-ils l’invention exclusive d’Olympe de Gouges ? Incontestablement elle a donné à cette notion une visibilité mais les mots étaient déjà là. Dans la brochure Du sort actuel des femmes (Imprimerie du Cercle social, peut-être septembre 1791), il est également question des droits de la femme. Dès le 10 août 1790, il en est fait mention dans le Journal des droits de l’homme : un certain Labenette préconise « des droits de la femme pour faire pendant à ceux des droits de l’homme » mais il se rétracte le lendemain, obligé sous la menace d’abandonner ses propos en faveur des femmes, ce qui atteste pour le moins de la fragilité publique du thème et de son caractère conflictuel. […]

[…]Olympe de Gouges, native de Montauban, parlait occitan et dictait beaucoup. Tout son talent était lié à la parole et à l’improvisation que ses activités théâtrales avaient certainement développées. Elle avait conscience de ses carences d’éducation puisqu’elle va jusqu’à avouer dans l’un de ses premiers textes politiques : « Si mon style est décousu et diffus, mon trouble est mon excuse » (Lettre au peuple sur le projet de caisse patriotique, 1788). Ses adresses s’inscrivent donc dans ce mouvement d’offrande patriotique qui connut au cours de la Révolution d’importantes mutations. Lorsqu’elle prend comme support la Déclaration des droits de l’homme de 1789, elle s’approprie, au nom de la femme, la généralisation la plus forte de son temps sans s’apercevoir parfois de ce qu’il pouvait y avoir de contradictoire dans cet aller-retour entre l’application sans exception de la loi et la valorisation des situations singulières propres aux femmes qui constituaient pour elle une sorte d’universel. C’est d’ailleurs grâce à la fulgurance de ses formules et à l’ambivalence de sa lecture de la Déclaration des droits que son texte parvient au XXe siècle.

Olympe abolitionniste ?

Au début des années 1780, Olympe de Gouges écrit un drame intitulé Zamore et Mirza ou l’heureux naufrage, une histoire de deux esclaves fugitifs qui traversent des intrigues cruelles mais qui finit bien. En 1783, elle propose sa pièce sans nom d’auteur au Théâtre-Français. Le 28 juin 1785, grâce à de puissants appuis, la pièce reçoit l’approbation des comédiens mais l’autrice doit retoucher son drame imprimé en 1786 et approuvé le 8 juillet 1787. Selon les mémoires de Fleury, le comédien français membre du Comité de 1785 répéta les nombreuses difficultés du texte. On lui a parlé « de la difficulté de barbouiller de cambouis toute la Comédie française… On espérait en être quitte quand elle vint en triomphe apporter une recette de cirage au jus de réglisse… Enfin, au lieu de nègre, la Comédie proposa des sauvages [7]» à la grande indignation de l’autrice du drame.

La pièce désormais intitulée L’esclavage des nègres est représentée le 28 décembre 1789. Les propriétaires coloniaux organisent contre cette pièce une cabale des plus violente et menaçante contre la personne de son auteur. Les comédiens ne mettaient aucun entrain à incarner cette pièce. Le drame trop romanesque apparaissait presque anachronique. Il n’y eut que trois représentations, moins par manque de succès que sous le coup des pressions financières des colons qui s’ensuivirent, malgré de nombreux articles et correspondances.

[…]

« Le sang coule partout [8] »

C’est encore au nom de « l’humanité » et guidée par l’horreur du massacre qui se déroule sous ses yeux, qu’elle annonce sa proposition de référendum à la Convention. Voici comment elle décrit la situation politique en juillet 1793 : « Plusieurs départements s’agitent et penchent vers le fédéralisme ; les royalistes sont en force au dedans et au dehors, le gouvernement constitutionnel un et indivisible est en minorité mais courageux, le sang coule partout ; cette lutte est horrible, affreuse à mes yeux ! Il est temps que le combat cesse ». Ce texte parmi les derniers et qui lui sera fatal, relève de la technique du pamphlet. Tous les ingrédients sont là. Olympe de Gouges ne se désigne plus « comme conseillère du roi », elle n’adopte pas la posture avantageuse que Desrais et Frussotte avaient jadis gravée à l’occasion de la publication de sa « Lettre au peuple » de 1788[9]. La description du véritable état de la France vient d’une autre planète. Ce n’est plus Olympe de Gouges qui parle mais un voyageur aérien affublé d’un nom ridicule : «Toxicodindron », « je suis du pays des fous ». De l’écrit politique à travers lequel elle sollicitait l’adhésion, voire la reconnaissance des autres, elle passe au pamphlet. Ses « Trois urnes » ont toutes les caractéristiques données par Marc Angenot dans son livre consacré à la parole pamphlétaire : une présence de l’ego dont les constantes sont l’ « exotopie – le pamphlétaire se situe en marge du système dominant et à la limite nulle part » –, « une parole sans compétence… – le savoir est encore un mode de pouvoir, il doit en refuser l’illusion » –, « pouvoir de la vérité… –  il lui reste à affirmer le pouvoir éternel de la vérité » -, « une parole auto-mandatée, solitaire et risquée[10] ». C’est de ce parti pris narratif, le pamphlet, que découle la solitude de la parole d’Olympe de Gouges et non d’un isolement social dont nous avons vu qu’il n’a pas existé. En revanche, le risque pris fut bien effectif. Dénoncée par ses afficheurs, elle fut incarcérée et rapidement guillotinée.

La feuille du Salut public (septide de la IIIe décade du mois brumaire, l’an II), s’adressant aux républicaines, après l’exécution d’Olympe, définit ainsi ses crimes : « Elle voulut être homme d’État et il semble que la loi ait puni cette conspiratrice d’avoir oublié les vertus qui conviennent à son sexe ». Le sort fait à Madame Roland : « Ce bel esprit à grands projets, philosophe à petits billets », servira également d’exemple pour remettre les républicaines dans le droit chemin si par hasard elles étaient tentées d’en sortir… « Femmes, voulez-vous être républicaines ? Aimez, suivez et enseignez les lois qui rappellent vos époux et vos enfants à l’exercice de leurs droits ».

Les droits de la femme avaient fait leur temps ; la société française garde jusqu’à nos jours les traces douloureuses de cette misogynie politique et la rareté des travaux sur Madame de Gouges en atteste la persistance.

Pour en savoir plus

C. Fauré, Ces idées qui ont fait le Mouvement de Libération des femmes, XVIIIe – XXIe siècles, Chryséis Éditions, 2022, « L’offrande patriotique ou la volonté d’investir l’espace révolutionnaire » et « Olympe de Gouges au ban de la révolution », p. 123-174

C. Fauré, « Des droits de l’homme aux droits de la femme, une conversion intellectuelle difficile », in Nouvelle Encyclopédie politique et historique des femmes, Paris, Les Belles Lettres, 2010.


[1] La Révolution française, Revue historique puis Revue d’histoire moderne et contemporaine, publiée par la Société de l’histoire de la Révolution (1881-1939).

[2] Publication de ces lettres par Christine Fauré, « La naissance d’un anachronisme : le féminisme pendant la Révolution française » https://journals.openedition.org/ahrf/6433, La prise de parole publique des femmes https://journals.openedition.org/ahrf/5773 (sous la direction de C. Fauré), Annales historiques de la Révolution française, n° 344, avril-juin 2006, p. 193-198.

[3] Surnom de Robespierre ; voir Jean-Clément Martin, « De Robespierre à “l’Incorruptible” 1789-printemps 1791 », » https://www.cairn.info/robespierre–9782262065492-page-73.htm, in Robespierre, Paris, Perrin, « Biographies », 2016, p. 73-106. (Note de S. Duverger).

[4] In Olympe de Gouges, Écrits politiques, 1792-1793, tome II, préface d’O. Blanc, Paris, Côté-femmes, 1993, p. 16-17.

[5] M. Cerati, Le Club des citoyennes républicaines révolutionnaires, Paris, Éditions sociales, 1966, p. 16-17.

[6] Annales  historiques de la Révolution française, juilet-septembre 1782, n° 249, p. 505.

[7] Mémoires de Fleury, in Olympe de Gouges, l’esclavage des nègres, version inédite du 28 décembre 1789, étude et présentation de Sylvie Chalaye et Jacqueline Razgonnikoff, L’Harmattan, 2006, p. 147-148.

[8] Intertitre ajouté par S. Duverger.

[9] Gravure que l’on peut voir au musée Carnavalet à Paris et sur le site de ce musée (cliquer ici) (note de S. Duverger)

[10] Marc Angenot, L’énonciateur et son image » in La parole pamphlétaire, contrubution à la typologie des discours modernes, Paris, Payot, 1982, p. 73-80.

Olympe de Gouges à l’Assemblée nationale par Geneviève Fraisse

Article de Geneviève Fraisse

Publié dans Libération le 18 octobre 2015.

Il avait été prévu que le buste de l’autrice de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne soit placé en octobre 2015 dans la salle des Quatre-Colonnes. Mais les artistes qui en avaient reçu commande, Jeanne Spehar et Fabrice Gloux, étaient en retard. Ce n’est que partie remise et Geneviève Fraisse analyse la situation : deux siècles après avoir exigé en vain que les femmes se voient reconnaître le droit de monter à la tribune et de prendre une part égale aux décisions politiques, Olympe de Gouges, non panthéonisée en dépit de sa popularité, fera bientôt face à Jean Jaurès précisément là où se font les lois.

En octobre 2016, lorsque son buste sera enfin inauguré dans la salle des Quatre-Colonnes, où la presse a coutume de filmer les interviews de député·es, pour la première fois une femme figurera parmi les personnalités de l’histoire de France honorées à l’Assemblée nationale [1]. Jusque-là, il n’y en avait pas !

C’est une anecdote, ou plutôt un événement : en 2013, Olympe de Gouges remporta le suffrage ouvert aux internautes pour être accueillie au Panthéon, lieu que la patrie «reconnaissante» offre aux grands hommes. Le gouvernement, exactement la présidence de la République, souveraine en la matière, en décida autrement et écarta le résultat du vote. Le peuple, les votants, les citoyens avaient tort. Mais cette année, l’Assemblée nationale, Chambre des représentants du peuple, accueillera cette «grande femme», très symboliquement : mercredi 21 octobre, son buste devait faire symétrie avec celui de Jean Jaurès dans la salle des Quatre Colonnes. Cette salle est l’espace le plus public de la maison de notre République. Olympe de Gouges n’obtint pas la reconnaissance de la patrie, mais elle est accueillie par la maison du peuple…

La ruse de la raison, dit Hegel, peut se servir des grands hommes pour faire avancer l’histoire. Ceux-ci ne s’en rendent pas nécessairement compte, ils agissent autant qu’ils sont agis dans la grande dialectique du temps humain.

Si c’est une «grande femme», le raisonnement hégélien ne marche pas. D’abord, parce que l’héroïne n’est pas toujours vue comme une actrice de l’histoire. Quand, dans l’après-coup, on reconnaît un «grand homme», c’est parce qu’il y eut un avant où il était déjà identifié comme grand. Or, Olympe de Gouges était si peu et si mal reconnue par son époque qu’on lui contestait, à elle l’écrivaine, sa capacité même à écrire. Ensuite, Olympe de Gouges n’était pas une grande femme parce que, contrairement à la plupart des grands hommes, agis autant qu’agissants, elle a constamment affirmé, voire revendiqué, la conscience de sa responsabilité historique. Et cela dès avant la Révolution. Elle ne cesse de se présenter comme actrice de l’histoire : quand elle se dit la première à dénoncer l’esclavage des Noirs… sans doute la transgression politique qu’elle s’autorise comme femme fait la différence.

À l’heure, où enfin, on lui reconnaît un geste inaugural, celui de l’écriture, en 1791, de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, il faut entendre la conscience qui l’anime. A l’homme, dans le préambule : «Homme peux-tu être juste ?» ; à la femme dans le postambule : «Femme, réveille-toi !» Elle questionne le dominant face à l’impératif de justice comme elle interpelle la dominée endormie par trop de servitude. Elle parvient donc, dans ce texte, à une double proposition : analyser un rapport de domination et expliciter l’égalité des sexes, en affrontant le texte fondateur de la démocratie contemporaine. On écartera, par conséquent, comme une lecture superficielle, la méprise entendue récemment, qu’elle mettait automatiquement au féminin un texte de l’universel masculin. Ce n’est pas cela. Dans son célèbre article faisant équivalence entre «monter à l’échafaud» et «monter à la tribune», elle met le doigt précisément sur l’absence de symétrie entre les droits de l’homme (après le roi d’Ancien Régime, pouvoir accéder à la tribune révolutionnaire) et la culpabilité récurrente des femmes depuis Eve (subir l’échafaud sans le privilège de la tribune politique).

L’ironie de l’histoire, peu surprenante cependant, fit qu’elle monta à l’échafaud sans avoir connu la tribune ; et la ruse de l’histoire fait qu’aujourd’hui, pour avoir été écartée de la reconnaissance de la patrie au Panthéon, elle entre dans le lieu de la tribune, l’Assemblée nationale.

On me dira que c’est quand même une reconnaissance ; oui, celle d’une juste place. Elle aura un buste, aux côtés de Jaurès et on appréciera que le socialisme voisine avec le féminisme. Loin du mausolée, le buste offrira une figure ; ainsi, une incarnation. L’incarnation est une figure vivante de la reconnaissance.

Et, pour les esprits chagrins qui ne manqueront pas de souligner qu’elle était girondine, et défendit la reine, on leur citera ses mots, ceux du 4 juillet 1789 ; soit quelques jours avant la prise de la Bastille. C’est une lettre que l’Assemblée nationale vient d’acquérir pour ses archives. Olympe de Gouges écrit au duc d’Orléans pour réitérer sa demande, celle de publier un Journal du peuple.

Elle dit que tous les citoyens pourraient avoir autant de patriotisme et de zèle qu’elle en montre par ses écrits. Elle dit qu’elle veut «porter le peuple vers le bien», et calmer ainsi son «effervescence». Alors, écrit-elle au duc, cela prouverait que «le peuple ne vous est pas indifférent». Mais le duc fut indifférent, et Olympe de Gouges continua son travail de citoyenne ; nécessairement par ses écrits, puisqu’elle n’avait pas la parole. Elle disait aussi que son action ne méritait pas «récompense» mais «grâce ordinaire», celle de faire un Journal du peuple.

Le lieu de la tribune est le lieu du peuple avant d’être celui de la patrie. Olympe de Gouges voulait représenter le peuple. En 2013, ce dernier l’avait choisi. Déjà, en 1789, elle disait qu’il fallait se souvenir du peuple.

NOTE

  1. Cliquez sur ce lien… pour constater que le site de l’Assemblée nationale n’a toujours pas pris note de la présence d’Olympe de Gouges dans la salle des Quatre Colonnes : en face de Jaurès, on ne voit pas Olympe, mais Albert de Mun, qu’elle a pourtant remplacé. Il est décidément temps qu’elle entre au Panthéon ! (note de S. Duverger)
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