Le partage du symbolique est une cause féministe

Entretien avec Geneviève Fraisse

Du 8 au 16 mars 2002, sur le fronton du Panthéon l’on pouvait croiser le regard de neuf « grandes femmes de France », de gauche à droite et de bas en haut, Charlotte Delbo, Solitude, Marie Curie (la seule panthéonisée alors), Olympe de Gouges, Simone de Beauvoir, Colette, Maria Deraismes, George Sand et Louise Michel. Cette exposition fait écho à celle des 60 portraits de femmes qu’Yvette Roudy avait exposés en 1982 dans le hall de la gare St Lazare pour répondre à ceux qui estimaient qu’il n’y avait guère de femmes admirables. Devant le Panthéon, l’on reconnaît Anne Hidalgo, Yvette Roudy (au centre) et Martine Aubry.
  • « Olympe de Gouges est bien à la place des fondateurs et fondatrices d’un espace politique démocratique », entretien de Sylvia Duverger avec Geneviève Fraisse

    Cet entretien, publié sur le blog Féministes en tous genres (BibliObs, 2011-2019), se fit par échange de mails en septembre 2013, au moment où Olympe de Gouges figurait en tête de liste des actrices de l’histoire que les Français·es souhaitaient voir entrer au Panthéon.

    En 2007 et en 2009 vous vous êtes prononcée en faveur de l’entrée d’Olympe de Gouges et de Solitude au Panthéon.

    Oui, la demande de panthéonisation d’Olympe de Gouges a déjà une histoire. L’historienne Catherine Marand-Fouquet ouvre la voie, notamment en organisant une manifestation en 1993 devant le Panthéon, pour commémorer la mort d’Olympe de Gouges, guillotinée le 3 novembre 1793.

    Lire l’entretien de Sylvia Duverger avec Catherine Marand-Fouquet sur le combat pour la panthéonisation d’Olympe de Gouges

    Au lendemain du bicentenaire de la Révolution française, en 1989, c’était une suite logique, logique du point de vue révolutionnaire autant que dans une perspective de réparation historique. Ainsi, la question des « grandes femmes » à côté des « grands hommes » était moins une question paritaire (combien de femmes manquantes ?) qu’une question de héros et d’héroïnes. C’est là où l’on voit qu’entre l’initiative de 1993 (que j’ai relayée en tant que déléguée interministérielle aux droits des femmes en 1998) et celle d’aujourd’hui (en 2013), la signification n’est pas univoque. Le féminisme est aussi lié aux couleurs des moments historiques et cela en fait tout l’intérêt politique justement. Mais aussi, il y a continuité : Olympe de Gouges est bien à la place des fondateurs et fondatrices d’un espace politique démocratique. Et quelle que soit la critique adressée aujourd’hui à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen  (« droitdelhommisme »), le texte d’Olympe de Gouges qui lui fait face, La Déclaration des droits de la femme et de la citoyennne, la lecture publique de ce texte produit toujours un effet subversif. En décalage, en miroir, cette Déclaration ne fait pas l’effet d’un doublon, d’une copie, mais plutôt d’une provocation renouvelée.

    Pourquoi est-ce important que des femmes soient panthéonisées ? L’égalité économique et la parité politique ne sont-elles pas plus cruciales que la parité symbolique ?  Vouloir que des femmes soient au  Panthéon ne serait-ce pas une expression de « femmonationalisme » réactionnaire  entérinant le préjugé majoritaire de la binarité des  sexes ?

    Des critiques s’élèvent, en effet, pour dénoncer un mauvais féminisme, la charge nationaliste d’une part, la perpétuation de la dualité sexuelle d’autre part.

    Aujourd’hui, il semblerait important de dénoncer un féminisme complice, complice de la domination néolibérale, complice de la reproduction sexuée du monde.

    Face à cela, je propose quelques remarques :

    le féminisme a toujours tort, depuis 200 ans. Il n’arrive jamais au bon moment, il fait le jeu des puissances en place, ou verse dans la futilité politique. Cela s’appelle le contretemps : au XIXe siècle on temporise les droits avec l’argument de la nécessaire éducation des femmes, ou on retoque l’impatience des femmes révolutionnaires en leur expliquant qu’elles ne sont qu’une « contradiction secondaire » au renversement du capitalisme. Jamais au bon moment, jamais au bon endroit : on réprimande donc ces actrices de l’histoire qui se trompent de combat. Que les féministes fassent fausse route est un lieu commun de la politique [1].

    Admettons, en revanche que nous reconnaissions l’empirisme du mouvement féministe, stratégie qui a peut-être quelque raison de faire feu de tout bois dans les pratiques d’émancipation. Dans la mesure où les mécanismes de la domination masculine, tels les morceaux d’un puzzle éclaté, se montrent sous différents visages, on peut comprendre que la résistance se fasse dans le désordre des priorités. Tel ou tel combat peut servir de catalyseur à la résistance, les contextes politiques en décident parfois (l’avortement en 1970, la parité en 1990…).

    Cependant, on doit s’interroger plus avant :

    Soit des tendances et des volontés féministes s’affrontent : d’un côté autour de l’inclusion égalitaire des sexes dans tout espace de la société, y compris dans les lieux symboliques comme le Panthéon, de l’autre autour de l’idée que la dualité des sexes est soluble dans un multiple de genres qui ne craindrait pas de retourner au neutre.

    Soit critiquer la revendication de places pour les femmes au Panthéon laisse penser qu’il existe un féminisme « pur », pur de toutes compromissions avec, non pas tel ou tel parti politique, non, pur de toute compromission avec le réel. À la différence de toute autre question politique, le féminisme est discuté comme une affaire hors de toute réalité des rapports de force ou des stratégies en cours. Le féminisme devrait-il rester au niveau moral (au pire), ontologique (au mieux) ?

    En conséquence, une double question surgit de ces critiques : s’agit-il d’une utopie, révolutionnaire, et en ce cas le féminisme de la dissolution sexuée (dit aussi « post-féminisme ») signe le réveil de pensées radicales subversives dans une époque qui a abandonné toute révolution ; ou se retrouve-t-on face à une pensée qui ne fait pas histoire, qui s’affranchit de la pratique de l’histoire, relayant ainsi ce qui est l’obstacle le plus puissant opposé à toute émancipation féministe : les sexes (ou genre) ne font pas histoire, sont hors du temps [2].

    Or il s’agit bien de « faire histoire ». Laissons de côté les controverses, pour l’obtention réelle des places en partage égal entre les sexes, ou contre les imaginaires dit clichés ou stéréotypes sexués. Il faut parler du symbolique. La question de l’entrée de femmes au Panthéon a à voir avec le symbolique. C’est une évidence.

    Cette évidence peut être mise en relation avec deux événements culturels d’actualité, l’un artistique avec l’exposition Les Papesses à Avignon, l’autre intellectuel avec le prochain « Rendez-vous de l’Histoire de Blois » (octobre 2013).

    D’un côté, l’exposition de cinq importantes artistes sous le titre « Papesses » en référence autant au Palais des papes d’Avignon qu’à la légende de la papesse Jeanne. De Louise Bourgeois à Camille Claudel, en passant par Kiki Smith, Jana Sterback et Berlinde de Bruyckere, on remonte le temps pour nous indiquer la « provenance » de l’affirmation des femmes artistes [3].

    De l’autre côté, la rencontre annuelle emblématique des historiens, consacrée, cette année, au thème de la guerre (centenaire de 1914 oblige…) révèle sa résistance à tirer les conséquences théoriques de l’ « histoire des femmes » initiée à la fin du XXe siècle à l’intérieur de la discipline elle-même [4]. La question sexe/genre est quasiment inexistante (« la guerre a-t-elle un genre ? » fait l’objet d’une unique table ronde perdue dans l’agenda), avec quelques à-côtés à l’ancienne  (grâce à quelques conférencières et à la grande témoin). Exit donc l’idée que guerre et sexuation du monde n’est pas une question périphérique. Bataille (momentanément) perdue pour les historiennes ?

    D’un côté donc, les arts jouent magnifiquement du signifiant pape/papesse consacrant de grandes artistes femmes du XIXe et du XXe siècle, de l’autre les historiens tentent d’ignorer encore l’enjeu sexué de l’Histoire humaine. Un pas en avant du côté des femmes artistes, un pas en arrière chez les historiens. Au milieu, cette mobilisation pour l’entrée des femmes au Panthéon. Un combat parmi d’autres ; et ainsi se fait l’histoire.


    [1] Voir G. Fraisse, « Les contretemps de l’émancipation des femmes » in À côté du genre,  Lormont, Le Bord de l’eau, 2010, pp. 394-403 ; réédité en mars 2022 aux Presses universitaires de France, collection Quadrige, Philosophie.

    [2] Voir G. Fraisse, « Sur l’historicité de la différence des sexes » in La Fabrique du féminisme, Le passager clandestin, 2012, p. 70 sq ; réédité en septembre 2022.

    [3] Cette exposition, qui réunissait dans l’enceinte du Palais des papes à Avignon, des œuvres de Camille Claudel, Louise Bourgeois, Kiki Smith, Jana Sterbak et Berlinde De Bruyckere eut lieu du 9 juin au 11 novembre 2013. G. Fraisse l’évoque dans La suite de l’histoire, Le Seuil, 2019.

    [4] En décembre 2022, on ne tombe plus guère que sur des « pages non trouvées » sur l’édition 2013 des Rendez-vous de Blois ; par exemple, sur le site dédié ; pour se faire une idée (imprécise) du programme de 2013, voir le site des Clionautes.

    Craignez le réveil de la vérité

    Analyse par la philosophe Geneviève Fraisse de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, et de quelques autres textes d’Olympe de Gouges. Pour Olympe de Gouges, l’égalité est une évidence : elle ne réclame pas son droit, elle le prend et l’affirme.

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  • « Olympe de Gouges est bien à la place des fondateurs et fondatrices d’un espace politique démocratique », entretien de Sylvia Duverger avec Geneviève Fraisse

    Cet entretien, publié sur le blog Féministes en tous genres (BibliObs, 2011-2019), se fit par échange de mails en septembre 2013, au moment où Olympe de Gouges figurait en tête de liste des actrices de l’histoire que les Français·es souhaitaient voir entrer au Panthéon.

    En 2007 et en 2009 vous vous êtes prononcée en faveur de l’entrée d’Olympe de Gouges et de Solitude au Panthéon.

    Oui, la demande de panthéonisation d’Olympe de Gouges a déjà une histoire. L’historienne Catherine Marand-Fouquet ouvre la voie, notamment en organisant une manifestation en 1993 devant le Panthéon, pour commémorer la mort d’Olympe de Gouges, guillotinée le 3 novembre 1793.

    Lire l’entretien de Sylvia Duverger avec Catherine Marand-Fouquet sur le combat pour la panthéonisation d’Olympe de Gouges

    Au lendemain du bicentenaire de la Révolution française, en 1989, c’était une suite logique, logique du point de vue révolutionnaire autant que dans une perspective de réparation historique. Ainsi, la question des « grandes femmes » à côté des « grands hommes » était moins une question paritaire (combien de femmes manquantes ?) qu’une question de héros et d’héroïnes. C’est là où l’on voit qu’entre l’initiative de 1993 (que j’ai relayée en tant que déléguée interministérielle aux droits des femmes en 1998) et celle d’aujourd’hui (en 2013), la signification n’est pas univoque. Le féminisme est aussi lié aux couleurs des moments historiques et cela en fait tout l’intérêt politique justement. Mais aussi, il y a continuité : Olympe de Gouges est bien à la place des fondateurs et fondatrices d’un espace politique démocratique. Et quelle que soit la critique adressée aujourd’hui à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen  (« droitdelhommisme »), le texte d’Olympe de Gouges qui lui fait face, La Déclaration des droits de la femme et de la citoyennne, la lecture publique de ce texte produit toujours un effet subversif. En décalage, en miroir, cette Déclaration ne fait pas l’effet d’un doublon, d’une copie, mais plutôt d’une provocation renouvelée.

    Pourquoi est-ce important que des femmes soient panthéonisées ? L’égalité économique et la parité politique ne sont-elles pas plus cruciales que la parité symbolique ?  Vouloir que des femmes soient au  Panthéon ne serait-ce pas une expression de « femmonationalisme » réactionnaire  entérinant le préjugé majoritaire de la binarité des  sexes ?

    Des critiques s’élèvent, en effet, pour dénoncer un mauvais féminisme, la charge nationaliste d’une part, la perpétuation de la dualité sexuelle d’autre part.

    Aujourd’hui, il semblerait important de dénoncer un féminisme complice, complice de la domination néolibérale, complice de la reproduction sexuée du monde.

    Face à cela, je propose quelques remarques :

    le féminisme a toujours tort, depuis 200 ans. Il n’arrive jamais au bon moment, il fait le jeu des puissances en place, ou verse dans la futilité politique. Cela s’appelle le contretemps : au XIXe siècle on temporise les droits avec l’argument de la nécessaire éducation des femmes, ou on retoque l’impatience des femmes révolutionnaires en leur expliquant qu’elles ne sont qu’une « contradiction secondaire » au renversement du capitalisme. Jamais au bon moment, jamais au bon endroit : on réprimande donc ces actrices de l’histoire qui se trompent de combat. Que les féministes fassent fausse route est un lieu commun de la politique [1].

    Admettons, en revanche que nous reconnaissions l’empirisme du mouvement féministe, stratégie qui a peut-être quelque raison de faire feu de tout bois dans les pratiques d’émancipation. Dans la mesure où les mécanismes de la domination masculine, tels les morceaux d’un puzzle éclaté, se montrent sous différents visages, on peut comprendre que la résistance se fasse dans le désordre des priorités. Tel ou tel combat peut servir de catalyseur à la résistance, les contextes politiques en décident parfois (l’avortement en 1970, la parité en 1990…).

    Cependant, on doit s’interroger plus avant :

    Soit des tendances et des volontés féministes s’affrontent : d’un côté autour de l’inclusion égalitaire des sexes dans tout espace de la société, y compris dans les lieux symboliques comme le Panthéon, de l’autre autour de l’idée que la dualité des sexes est soluble dans un multiple de genres qui ne craindrait pas de retourner au neutre.

    Soit critiquer la revendication de places pour les femmes au Panthéon laisse penser qu’il existe un féminisme « pur », pur de toutes compromissions avec, non pas tel ou tel parti politique, non, pur de toute compromission avec le réel. À la différence de toute autre question politique, le féminisme est discuté comme une affaire hors de toute réalité des rapports de force ou des stratégies en cours. Le féminisme devrait-il rester au niveau moral (au pire), ontologique (au mieux) ?

    En conséquence, une double question surgit de ces critiques : s’agit-il d’une utopie, révolutionnaire, et en ce cas le féminisme de la dissolution sexuée (dit aussi « post-féminisme ») signe le réveil de pensées radicales subversives dans une époque qui a abandonné toute révolution ; ou se retrouve-t-on face à une pensée qui ne fait pas histoire, qui s’affranchit de la pratique de l’histoire, relayant ainsi ce qui est l’obstacle le plus puissant opposé à toute émancipation féministe : les sexes (ou genre) ne font pas histoire, sont hors du temps [2].

    Or il s’agit bien de « faire histoire ». Laissons de côté les controverses, pour l’obtention réelle des places en partage égal entre les sexes, ou contre les imaginaires dit clichés ou stéréotypes sexués. Il faut parler du symbolique. La question de l’entrée de femmes au Panthéon a à voir avec le symbolique. C’est une évidence.

    Cette évidence peut être mise en relation avec deux événements culturels d’actualité, l’un artistique avec l’exposition Les Papesses à Avignon, l’autre intellectuel avec le prochain « Rendez-vous de l’Histoire de Blois » (octobre 2013).

    D’un côté, l’exposition de cinq importantes artistes sous le titre « Papesses » en référence autant au Palais des papes d’Avignon qu’à la légende de la papesse Jeanne. De Louise Bourgeois à Camille Claudel, en passant par Kiki Smith, Jana Sterback et Berlinde de Bruyckere, on remonte le temps pour nous indiquer la « provenance » de l’affirmation des femmes artistes [3].

    De l’autre côté, la rencontre annuelle emblématique des historiens, consacrée, cette année, au thème de la guerre (centenaire de 1914 oblige…) révèle sa résistance à tirer les conséquences théoriques de l’ « histoire des femmes » initiée à la fin du XXe siècle à l’intérieur de la discipline elle-même [4]. La question sexe/genre est quasiment inexistante (« la guerre a-t-elle un genre ? » fait l’objet d’une unique table ronde perdue dans l’agenda), avec quelques à-côtés à l’ancienne  (grâce à quelques conférencières et à la grande témoin). Exit donc l’idée que guerre et sexuation du monde n’est pas une question périphérique. Bataille (momentanément) perdue pour les historiennes ?

    D’un côté donc, les arts jouent magnifiquement du signifiant pape/papesse consacrant de grandes artistes femmes du XIXe et du XXe siècle, de l’autre les historiens tentent d’ignorer encore l’enjeu sexué de l’Histoire humaine. Un pas en avant du côté des femmes artistes, un pas en arrière chez les historiens. Au milieu, cette mobilisation pour l’entrée des femmes au Panthéon. Un combat parmi d’autres ; et ainsi se fait l’histoire.


    [1] Voir G. Fraisse, « Les contretemps de l’émancipation des femmes » in À côté du genre,  Lormont, Le Bord de l’eau, 2010, pp. 394-403 ; réédité en mars 2022 aux Presses universitaires de France, collection Quadrige, Philosophie.

    [2] Voir G. Fraisse, « Sur l’historicité de la différence des sexes » in La Fabrique du féminisme, Le passager clandestin, 2012, p. 70 sq ; réédité en septembre 2022.

    [3] Cette exposition, qui réunissait dans l’enceinte du Palais des papes à Avignon, des œuvres de Camille Claudel, Louise Bourgeois, Kiki Smith, Jana Sterbak et Berlinde De Bruyckere eut lieu du 9 juin au 11 novembre 2013. G. Fraisse l’évoque dans La suite de l’histoire, Le Seuil, 2019.

    [4] En décembre 2022, on ne tombe plus guère que sur des « pages non trouvées » sur l’édition 2013 des Rendez-vous de Blois ; par exemple, sur le site dédié ; pour se faire une idée (imprécise) du programme de 2013, voir le site des Clionautes.

    Olympe de Gouges au Panthéon

    Presque toujours trop ou pas assez, les femmes, pour entrer au Panthéon ? C. Marand-Fouquet déploie les significations des résistances opposées aux demandes de panthéonisation de femmes illustres, d’Olympe de Gouges en particulier.

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  • « Olympe de Gouges est bien à la place des fondateurs et fondatrices d’un espace politique démocratique », entretien de Sylvia Duverger avec Geneviève Fraisse

    Cet entretien, publié sur le blog Féministes en tous genres (BibliObs, 2011-2019), se fit par échange de mails en septembre 2013, au moment où Olympe de Gouges figurait en tête de liste des actrices de l’histoire que les Français·es souhaitaient voir entrer au Panthéon.

    En 2007 et en 2009 vous vous êtes prononcée en faveur de l’entrée d’Olympe de Gouges et de Solitude au Panthéon.

    Oui, la demande de panthéonisation d’Olympe de Gouges a déjà une histoire. L’historienne Catherine Marand-Fouquet ouvre la voie, notamment en organisant une manifestation en 1993 devant le Panthéon, pour commémorer la mort d’Olympe de Gouges, guillotinée le 3 novembre 1793.

    Lire l’entretien de Sylvia Duverger avec Catherine Marand-Fouquet sur le combat pour la panthéonisation d’Olympe de Gouges

    Au lendemain du bicentenaire de la Révolution française, en 1989, c’était une suite logique, logique du point de vue révolutionnaire autant que dans une perspective de réparation historique. Ainsi, la question des « grandes femmes » à côté des « grands hommes » était moins une question paritaire (combien de femmes manquantes ?) qu’une question de héros et d’héroïnes. C’est là où l’on voit qu’entre l’initiative de 1993 (que j’ai relayée en tant que déléguée interministérielle aux droits des femmes en 1998) et celle d’aujourd’hui (en 2013), la signification n’est pas univoque. Le féminisme est aussi lié aux couleurs des moments historiques et cela en fait tout l’intérêt politique justement. Mais aussi, il y a continuité : Olympe de Gouges est bien à la place des fondateurs et fondatrices d’un espace politique démocratique. Et quelle que soit la critique adressée aujourd’hui à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen  (« droitdelhommisme »), le texte d’Olympe de Gouges qui lui fait face, La Déclaration des droits de la femme et de la citoyennne, la lecture publique de ce texte produit toujours un effet subversif. En décalage, en miroir, cette Déclaration ne fait pas l’effet d’un doublon, d’une copie, mais plutôt d’une provocation renouvelée.

    Pourquoi est-ce important que des femmes soient panthéonisées ? L’égalité économique et la parité politique ne sont-elles pas plus cruciales que la parité symbolique ?  Vouloir que des femmes soient au  Panthéon ne serait-ce pas une expression de « femmonationalisme » réactionnaire  entérinant le préjugé majoritaire de la binarité des  sexes ?

    Des critiques s’élèvent, en effet, pour dénoncer un mauvais féminisme, la charge nationaliste d’une part, la perpétuation de la dualité sexuelle d’autre part.

    Aujourd’hui, il semblerait important de dénoncer un féminisme complice, complice de la domination néolibérale, complice de la reproduction sexuée du monde.

    Face à cela, je propose quelques remarques :

    le féminisme a toujours tort, depuis 200 ans. Il n’arrive jamais au bon moment, il fait le jeu des puissances en place, ou verse dans la futilité politique. Cela s’appelle le contretemps : au XIXe siècle on temporise les droits avec l’argument de la nécessaire éducation des femmes, ou on retoque l’impatience des femmes révolutionnaires en leur expliquant qu’elles ne sont qu’une « contradiction secondaire » au renversement du capitalisme. Jamais au bon moment, jamais au bon endroit : on réprimande donc ces actrices de l’histoire qui se trompent de combat. Que les féministes fassent fausse route est un lieu commun de la politique [1].

    Admettons, en revanche que nous reconnaissions l’empirisme du mouvement féministe, stratégie qui a peut-être quelque raison de faire feu de tout bois dans les pratiques d’émancipation. Dans la mesure où les mécanismes de la domination masculine, tels les morceaux d’un puzzle éclaté, se montrent sous différents visages, on peut comprendre que la résistance se fasse dans le désordre des priorités. Tel ou tel combat peut servir de catalyseur à la résistance, les contextes politiques en décident parfois (l’avortement en 1970, la parité en 1990…).

    Cependant, on doit s’interroger plus avant :

    Soit des tendances et des volontés féministes s’affrontent : d’un côté autour de l’inclusion égalitaire des sexes dans tout espace de la société, y compris dans les lieux symboliques comme le Panthéon, de l’autre autour de l’idée que la dualité des sexes est soluble dans un multiple de genres qui ne craindrait pas de retourner au neutre.

    Soit critiquer la revendication de places pour les femmes au Panthéon laisse penser qu’il existe un féminisme « pur », pur de toutes compromissions avec, non pas tel ou tel parti politique, non, pur de toute compromission avec le réel. À la différence de toute autre question politique, le féminisme est discuté comme une affaire hors de toute réalité des rapports de force ou des stratégies en cours. Le féminisme devrait-il rester au niveau moral (au pire), ontologique (au mieux) ?

    En conséquence, une double question surgit de ces critiques : s’agit-il d’une utopie, révolutionnaire, et en ce cas le féminisme de la dissolution sexuée (dit aussi « post-féminisme ») signe le réveil de pensées radicales subversives dans une époque qui a abandonné toute révolution ; ou se retrouve-t-on face à une pensée qui ne fait pas histoire, qui s’affranchit de la pratique de l’histoire, relayant ainsi ce qui est l’obstacle le plus puissant opposé à toute émancipation féministe : les sexes (ou genre) ne font pas histoire, sont hors du temps [2].

    Or il s’agit bien de « faire histoire ». Laissons de côté les controverses, pour l’obtention réelle des places en partage égal entre les sexes, ou contre les imaginaires dit clichés ou stéréotypes sexués. Il faut parler du symbolique. La question de l’entrée de femmes au Panthéon a à voir avec le symbolique. C’est une évidence.

    Cette évidence peut être mise en relation avec deux événements culturels d’actualité, l’un artistique avec l’exposition Les Papesses à Avignon, l’autre intellectuel avec le prochain « Rendez-vous de l’Histoire de Blois » (octobre 2013).

    D’un côté, l’exposition de cinq importantes artistes sous le titre « Papesses » en référence autant au Palais des papes d’Avignon qu’à la légende de la papesse Jeanne. De Louise Bourgeois à Camille Claudel, en passant par Kiki Smith, Jana Sterback et Berlinde de Bruyckere, on remonte le temps pour nous indiquer la « provenance » de l’affirmation des femmes artistes [3].

    De l’autre côté, la rencontre annuelle emblématique des historiens, consacrée, cette année, au thème de la guerre (centenaire de 1914 oblige…) révèle sa résistance à tirer les conséquences théoriques de l’ « histoire des femmes » initiée à la fin du XXe siècle à l’intérieur de la discipline elle-même [4]. La question sexe/genre est quasiment inexistante (« la guerre a-t-elle un genre ? » fait l’objet d’une unique table ronde perdue dans l’agenda), avec quelques à-côtés à l’ancienne  (grâce à quelques conférencières et à la grande témoin). Exit donc l’idée que guerre et sexuation du monde n’est pas une question périphérique. Bataille (momentanément) perdue pour les historiennes ?

    D’un côté donc, les arts jouent magnifiquement du signifiant pape/papesse consacrant de grandes artistes femmes du XIXe et du XXe siècle, de l’autre les historiens tentent d’ignorer encore l’enjeu sexué de l’Histoire humaine. Un pas en avant du côté des femmes artistes, un pas en arrière chez les historiens. Au milieu, cette mobilisation pour l’entrée des femmes au Panthéon. Un combat parmi d’autres ; et ainsi se fait l’histoire.


    [1] Voir G. Fraisse, « Les contretemps de l’émancipation des femmes » in À côté du genre,  Lormont, Le Bord de l’eau, 2010, pp. 394-403 ; réédité en mars 2022 aux Presses universitaires de France, collection Quadrige, Philosophie.

    [2] Voir G. Fraisse, « Sur l’historicité de la différence des sexes » in La Fabrique du féminisme, Le passager clandestin, 2012, p. 70 sq ; réédité en septembre 2022.

    [3] Cette exposition, qui réunissait dans l’enceinte du Palais des papes à Avignon, des œuvres de Camille Claudel, Louise Bourgeois, Kiki Smith, Jana Sterbak et Berlinde De Bruyckere eut lieu du 9 juin au 11 novembre 2013. G. Fraisse l’évoque dans La suite de l’histoire, Le Seuil, 2019.

    [4] En décembre 2022, on ne tombe plus guère que sur des « pages non trouvées » sur l’édition 2013 des Rendez-vous de Blois ; par exemple, sur le site dédié ; pour se faire une idée (imprécise) du programme de 2013, voir le site des Clionautes.

    Olympe de Gouges au tribunal révolutionnaire

    Spécialiste du XVIIIe siècle, et de la Révolution française en particulier, l’historienne Cécile Berly vient de faire paraître Guillotinées, qui retrace de façon à la fois précise et poignante les arrestations et les incarcérations puis les procès, les condamnations et les exécutions successives de Marie-Antoinette, Olympe de Gouges, Mme Roland et Mme du Barry. ElleLire…

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    Cet entretien, publié sur le blog Féministes en tous genres (BibliObs, 2011-2019), se fit par échange de mails en septembre 2013, au moment où Olympe de Gouges figurait en tête de liste des actrices de l’histoire que les Français·es souhaitaient voir entrer au Panthéon.

    En 2007 et en 2009 vous vous êtes prononcée en faveur de l’entrée d’Olympe de Gouges et de Solitude au Panthéon.

    Oui, la demande de panthéonisation d’Olympe de Gouges a déjà une histoire. L’historienne Catherine Marand-Fouquet ouvre la voie, notamment en organisant une manifestation en 1993 devant le Panthéon, pour commémorer la mort d’Olympe de Gouges, guillotinée le 3 novembre 1793.

    Lire l’entretien de Sylvia Duverger avec Catherine Marand-Fouquet sur le combat pour la panthéonisation d’Olympe de Gouges

    Au lendemain du bicentenaire de la Révolution française, en 1989, c’était une suite logique, logique du point de vue révolutionnaire autant que dans une perspective de réparation historique. Ainsi, la question des « grandes femmes » à côté des « grands hommes » était moins une question paritaire (combien de femmes manquantes ?) qu’une question de héros et d’héroïnes. C’est là où l’on voit qu’entre l’initiative de 1993 (que j’ai relayée en tant que déléguée interministérielle aux droits des femmes en 1998) et celle d’aujourd’hui (en 2013), la signification n’est pas univoque. Le féminisme est aussi lié aux couleurs des moments historiques et cela en fait tout l’intérêt politique justement. Mais aussi, il y a continuité : Olympe de Gouges est bien à la place des fondateurs et fondatrices d’un espace politique démocratique. Et quelle que soit la critique adressée aujourd’hui à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen  (« droitdelhommisme »), le texte d’Olympe de Gouges qui lui fait face, La Déclaration des droits de la femme et de la citoyennne, la lecture publique de ce texte produit toujours un effet subversif. En décalage, en miroir, cette Déclaration ne fait pas l’effet d’un doublon, d’une copie, mais plutôt d’une provocation renouvelée.

    Pourquoi est-ce important que des femmes soient panthéonisées ? L’égalité économique et la parité politique ne sont-elles pas plus cruciales que la parité symbolique ?  Vouloir que des femmes soient au  Panthéon ne serait-ce pas une expression de « femmonationalisme » réactionnaire  entérinant le préjugé majoritaire de la binarité des  sexes ?

    Des critiques s’élèvent, en effet, pour dénoncer un mauvais féminisme, la charge nationaliste d’une part, la perpétuation de la dualité sexuelle d’autre part.

    Aujourd’hui, il semblerait important de dénoncer un féminisme complice, complice de la domination néolibérale, complice de la reproduction sexuée du monde.

    Face à cela, je propose quelques remarques :

    le féminisme a toujours tort, depuis 200 ans. Il n’arrive jamais au bon moment, il fait le jeu des puissances en place, ou verse dans la futilité politique. Cela s’appelle le contretemps : au XIXe siècle on temporise les droits avec l’argument de la nécessaire éducation des femmes, ou on retoque l’impatience des femmes révolutionnaires en leur expliquant qu’elles ne sont qu’une « contradiction secondaire » au renversement du capitalisme. Jamais au bon moment, jamais au bon endroit : on réprimande donc ces actrices de l’histoire qui se trompent de combat. Que les féministes fassent fausse route est un lieu commun de la politique [1].

    Admettons, en revanche que nous reconnaissions l’empirisme du mouvement féministe, stratégie qui a peut-être quelque raison de faire feu de tout bois dans les pratiques d’émancipation. Dans la mesure où les mécanismes de la domination masculine, tels les morceaux d’un puzzle éclaté, se montrent sous différents visages, on peut comprendre que la résistance se fasse dans le désordre des priorités. Tel ou tel combat peut servir de catalyseur à la résistance, les contextes politiques en décident parfois (l’avortement en 1970, la parité en 1990…).

    Cependant, on doit s’interroger plus avant :

    Soit des tendances et des volontés féministes s’affrontent : d’un côté autour de l’inclusion égalitaire des sexes dans tout espace de la société, y compris dans les lieux symboliques comme le Panthéon, de l’autre autour de l’idée que la dualité des sexes est soluble dans un multiple de genres qui ne craindrait pas de retourner au neutre.

    Soit critiquer la revendication de places pour les femmes au Panthéon laisse penser qu’il existe un féminisme « pur », pur de toutes compromissions avec, non pas tel ou tel parti politique, non, pur de toute compromission avec le réel. À la différence de toute autre question politique, le féminisme est discuté comme une affaire hors de toute réalité des rapports de force ou des stratégies en cours. Le féminisme devrait-il rester au niveau moral (au pire), ontologique (au mieux) ?

    En conséquence, une double question surgit de ces critiques : s’agit-il d’une utopie, révolutionnaire, et en ce cas le féminisme de la dissolution sexuée (dit aussi « post-féminisme ») signe le réveil de pensées radicales subversives dans une époque qui a abandonné toute révolution ; ou se retrouve-t-on face à une pensée qui ne fait pas histoire, qui s’affranchit de la pratique de l’histoire, relayant ainsi ce qui est l’obstacle le plus puissant opposé à toute émancipation féministe : les sexes (ou genre) ne font pas histoire, sont hors du temps [2].

    Or il s’agit bien de « faire histoire ». Laissons de côté les controverses, pour l’obtention réelle des places en partage égal entre les sexes, ou contre les imaginaires dit clichés ou stéréotypes sexués. Il faut parler du symbolique. La question de l’entrée de femmes au Panthéon a à voir avec le symbolique. C’est une évidence.

    Cette évidence peut être mise en relation avec deux événements culturels d’actualité, l’un artistique avec l’exposition Les Papesses à Avignon, l’autre intellectuel avec le prochain « Rendez-vous de l’Histoire de Blois » (octobre 2013).

    D’un côté, l’exposition de cinq importantes artistes sous le titre « Papesses » en référence autant au Palais des papes d’Avignon qu’à la légende de la papesse Jeanne. De Louise Bourgeois à Camille Claudel, en passant par Kiki Smith, Jana Sterback et Berlinde de Bruyckere, on remonte le temps pour nous indiquer la « provenance » de l’affirmation des femmes artistes [3].

    De l’autre côté, la rencontre annuelle emblématique des historiens, consacrée, cette année, au thème de la guerre (centenaire de 1914 oblige…) révèle sa résistance à tirer les conséquences théoriques de l’ « histoire des femmes » initiée à la fin du XXe siècle à l’intérieur de la discipline elle-même [4]. La question sexe/genre est quasiment inexistante (« la guerre a-t-elle un genre ? » fait l’objet d’une unique table ronde perdue dans l’agenda), avec quelques à-côtés à l’ancienne  (grâce à quelques conférencières et à la grande témoin). Exit donc l’idée que guerre et sexuation du monde n’est pas une question périphérique. Bataille (momentanément) perdue pour les historiennes ?

    D’un côté donc, les arts jouent magnifiquement du signifiant pape/papesse consacrant de grandes artistes femmes du XIXe et du XXe siècle, de l’autre les historiens tentent d’ignorer encore l’enjeu sexué de l’Histoire humaine. Un pas en avant du côté des femmes artistes, un pas en arrière chez les historiens. Au milieu, cette mobilisation pour l’entrée des femmes au Panthéon. Un combat parmi d’autres ; et ainsi se fait l’histoire.


    [1] Voir G. Fraisse, « Les contretemps de l’émancipation des femmes » in À côté du genre,  Lormont, Le Bord de l’eau, 2010, pp. 394-403 ; réédité en mars 2022 aux Presses universitaires de France, collection Quadrige, Philosophie.

    [2] Voir G. Fraisse, « Sur l’historicité de la différence des sexes » in La Fabrique du féminisme, Le passager clandestin, 2012, p. 70 sq ; réédité en septembre 2022.

    [3] Cette exposition, qui réunissait dans l’enceinte du Palais des papes à Avignon, des œuvres de Camille Claudel, Louise Bourgeois, Kiki Smith, Jana Sterbak et Berlinde De Bruyckere eut lieu du 9 juin au 11 novembre 2013. G. Fraisse l’évoque dans La suite de l’histoire, Le Seuil, 2019.

    [4] En décembre 2022, on ne tombe plus guère que sur des « pages non trouvées » sur l’édition 2013 des Rendez-vous de Blois ; par exemple, sur le site dédié ; pour se faire une idée (imprécise) du programme de 2013, voir le site des Clionautes.

    Olympe de Gouges au Panthéon, par Caroline Broué

    Du 16 décembre 2021 au 14 janvier 2022, France culture tint un Open Panthéon : lors des Matins, 21 de ses producteurs et productrices ont chacun·e à leur tour révélé qui ils ou elles aimeraient voir entrer au Panthéon. Le 31 décembre, la parole était à Caroline Broué, qui choisit l’autrice de la Déclaration desLire…

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  • « Olympe de Gouges est bien à la place des fondateurs et fondatrices d’un espace politique démocratique », entretien de Sylvia Duverger avec Geneviève Fraisse

    Cet entretien, publié sur le blog Féministes en tous genres (BibliObs, 2011-2019), se fit par échange de mails en septembre 2013, au moment où Olympe de Gouges figurait en tête de liste des actrices de l’histoire que les Français·es souhaitaient voir entrer au Panthéon.

    En 2007 et en 2009 vous vous êtes prononcée en faveur de l’entrée d’Olympe de Gouges et de Solitude au Panthéon.

    Oui, la demande de panthéonisation d’Olympe de Gouges a déjà une histoire. L’historienne Catherine Marand-Fouquet ouvre la voie, notamment en organisant une manifestation en 1993 devant le Panthéon, pour commémorer la mort d’Olympe de Gouges, guillotinée le 3 novembre 1793.

    Lire l’entretien de Sylvia Duverger avec Catherine Marand-Fouquet sur le combat pour la panthéonisation d’Olympe de Gouges

    Au lendemain du bicentenaire de la Révolution française, en 1989, c’était une suite logique, logique du point de vue révolutionnaire autant que dans une perspective de réparation historique. Ainsi, la question des « grandes femmes » à côté des « grands hommes » était moins une question paritaire (combien de femmes manquantes ?) qu’une question de héros et d’héroïnes. C’est là où l’on voit qu’entre l’initiative de 1993 (que j’ai relayée en tant que déléguée interministérielle aux droits des femmes en 1998) et celle d’aujourd’hui (en 2013), la signification n’est pas univoque. Le féminisme est aussi lié aux couleurs des moments historiques et cela en fait tout l’intérêt politique justement. Mais aussi, il y a continuité : Olympe de Gouges est bien à la place des fondateurs et fondatrices d’un espace politique démocratique. Et quelle que soit la critique adressée aujourd’hui à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen  (« droitdelhommisme »), le texte d’Olympe de Gouges qui lui fait face, La Déclaration des droits de la femme et de la citoyennne, la lecture publique de ce texte produit toujours un effet subversif. En décalage, en miroir, cette Déclaration ne fait pas l’effet d’un doublon, d’une copie, mais plutôt d’une provocation renouvelée.

    Pourquoi est-ce important que des femmes soient panthéonisées ? L’égalité économique et la parité politique ne sont-elles pas plus cruciales que la parité symbolique ?  Vouloir que des femmes soient au  Panthéon ne serait-ce pas une expression de « femmonationalisme » réactionnaire  entérinant le préjugé majoritaire de la binarité des  sexes ?

    Des critiques s’élèvent, en effet, pour dénoncer un mauvais féminisme, la charge nationaliste d’une part, la perpétuation de la dualité sexuelle d’autre part.

    Aujourd’hui, il semblerait important de dénoncer un féminisme complice, complice de la domination néolibérale, complice de la reproduction sexuée du monde.

    Face à cela, je propose quelques remarques :

    le féminisme a toujours tort, depuis 200 ans. Il n’arrive jamais au bon moment, il fait le jeu des puissances en place, ou verse dans la futilité politique. Cela s’appelle le contretemps : au XIXe siècle on temporise les droits avec l’argument de la nécessaire éducation des femmes, ou on retoque l’impatience des femmes révolutionnaires en leur expliquant qu’elles ne sont qu’une « contradiction secondaire » au renversement du capitalisme. Jamais au bon moment, jamais au bon endroit : on réprimande donc ces actrices de l’histoire qui se trompent de combat. Que les féministes fassent fausse route est un lieu commun de la politique [1].

    Admettons, en revanche que nous reconnaissions l’empirisme du mouvement féministe, stratégie qui a peut-être quelque raison de faire feu de tout bois dans les pratiques d’émancipation. Dans la mesure où les mécanismes de la domination masculine, tels les morceaux d’un puzzle éclaté, se montrent sous différents visages, on peut comprendre que la résistance se fasse dans le désordre des priorités. Tel ou tel combat peut servir de catalyseur à la résistance, les contextes politiques en décident parfois (l’avortement en 1970, la parité en 1990…).

    Cependant, on doit s’interroger plus avant :

    Soit des tendances et des volontés féministes s’affrontent : d’un côté autour de l’inclusion égalitaire des sexes dans tout espace de la société, y compris dans les lieux symboliques comme le Panthéon, de l’autre autour de l’idée que la dualité des sexes est soluble dans un multiple de genres qui ne craindrait pas de retourner au neutre.

    Soit critiquer la revendication de places pour les femmes au Panthéon laisse penser qu’il existe un féminisme « pur », pur de toutes compromissions avec, non pas tel ou tel parti politique, non, pur de toute compromission avec le réel. À la différence de toute autre question politique, le féminisme est discuté comme une affaire hors de toute réalité des rapports de force ou des stratégies en cours. Le féminisme devrait-il rester au niveau moral (au pire), ontologique (au mieux) ?

    En conséquence, une double question surgit de ces critiques : s’agit-il d’une utopie, révolutionnaire, et en ce cas le féminisme de la dissolution sexuée (dit aussi « post-féminisme ») signe le réveil de pensées radicales subversives dans une époque qui a abandonné toute révolution ; ou se retrouve-t-on face à une pensée qui ne fait pas histoire, qui s’affranchit de la pratique de l’histoire, relayant ainsi ce qui est l’obstacle le plus puissant opposé à toute émancipation féministe : les sexes (ou genre) ne font pas histoire, sont hors du temps [2].

    Or il s’agit bien de « faire histoire ». Laissons de côté les controverses, pour l’obtention réelle des places en partage égal entre les sexes, ou contre les imaginaires dit clichés ou stéréotypes sexués. Il faut parler du symbolique. La question de l’entrée de femmes au Panthéon a à voir avec le symbolique. C’est une évidence.

    Cette évidence peut être mise en relation avec deux événements culturels d’actualité, l’un artistique avec l’exposition Les Papesses à Avignon, l’autre intellectuel avec le prochain « Rendez-vous de l’Histoire de Blois » (octobre 2013).

    D’un côté, l’exposition de cinq importantes artistes sous le titre « Papesses » en référence autant au Palais des papes d’Avignon qu’à la légende de la papesse Jeanne. De Louise Bourgeois à Camille Claudel, en passant par Kiki Smith, Jana Sterback et Berlinde de Bruyckere, on remonte le temps pour nous indiquer la « provenance » de l’affirmation des femmes artistes [3].

    De l’autre côté, la rencontre annuelle emblématique des historiens, consacrée, cette année, au thème de la guerre (centenaire de 1914 oblige…) révèle sa résistance à tirer les conséquences théoriques de l’ « histoire des femmes » initiée à la fin du XXe siècle à l’intérieur de la discipline elle-même [4]. La question sexe/genre est quasiment inexistante (« la guerre a-t-elle un genre ? » fait l’objet d’une unique table ronde perdue dans l’agenda), avec quelques à-côtés à l’ancienne  (grâce à quelques conférencières et à la grande témoin). Exit donc l’idée que guerre et sexuation du monde n’est pas une question périphérique. Bataille (momentanément) perdue pour les historiennes ?

    D’un côté donc, les arts jouent magnifiquement du signifiant pape/papesse consacrant de grandes artistes femmes du XIXe et du XXe siècle, de l’autre les historiens tentent d’ignorer encore l’enjeu sexué de l’Histoire humaine. Un pas en avant du côté des femmes artistes, un pas en arrière chez les historiens. Au milieu, cette mobilisation pour l’entrée des femmes au Panthéon. Un combat parmi d’autres ; et ainsi se fait l’histoire.


    [1] Voir G. Fraisse, « Les contretemps de l’émancipation des femmes » in À côté du genre,  Lormont, Le Bord de l’eau, 2010, pp. 394-403 ; réédité en mars 2022 aux Presses universitaires de France, collection Quadrige, Philosophie.

    [2] Voir G. Fraisse, « Sur l’historicité de la différence des sexes » in La Fabrique du féminisme, Le passager clandestin, 2012, p. 70 sq ; réédité en septembre 2022.

    [3] Cette exposition, qui réunissait dans l’enceinte du Palais des papes à Avignon, des œuvres de Camille Claudel, Louise Bourgeois, Kiki Smith, Jana Sterbak et Berlinde De Bruyckere eut lieu du 9 juin au 11 novembre 2013. G. Fraisse l’évoque dans La suite de l’histoire, Le Seuil, 2019.

    [4] En décembre 2022, on ne tombe plus guère que sur des « pages non trouvées » sur l’édition 2013 des Rendez-vous de Blois ; par exemple, sur le site dédié ; pour se faire une idée (imprécise) du programme de 2013, voir le site des Clionautes.

    Pourquoi écrire sur Olympe de Gouges ?

    Nous reproduisons ci-dessus, avec son aimable autorisation, le portrait que l’artiste Sophie Degano a fait d’Olympe de Gouges. Il est issu de sa série Grâce à elles (2016 et 2019). Premier extrait d’une biographie encore inédite d’Olympe de Gouges. Son autrice, Julie Dollé, entend donner la place qui lui revient à l’œuvre de cette femmeLire…

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  • « Olympe de Gouges est bien à la place des fondateurs et fondatrices d’un espace politique démocratique », entretien de Sylvia Duverger avec Geneviève Fraisse

    Cet entretien, publié sur le blog Féministes en tous genres (BibliObs, 2011-2019), se fit par échange de mails en septembre 2013, au moment où Olympe de Gouges figurait en tête de liste des actrices de l’histoire que les Français·es souhaitaient voir entrer au Panthéon.

    En 2007 et en 2009 vous vous êtes prononcée en faveur de l’entrée d’Olympe de Gouges et de Solitude au Panthéon.

    Oui, la demande de panthéonisation d’Olympe de Gouges a déjà une histoire. L’historienne Catherine Marand-Fouquet ouvre la voie, notamment en organisant une manifestation en 1993 devant le Panthéon, pour commémorer la mort d’Olympe de Gouges, guillotinée le 3 novembre 1793.

    Lire l’entretien de Sylvia Duverger avec Catherine Marand-Fouquet sur le combat pour la panthéonisation d’Olympe de Gouges

    Au lendemain du bicentenaire de la Révolution française, en 1989, c’était une suite logique, logique du point de vue révolutionnaire autant que dans une perspective de réparation historique. Ainsi, la question des « grandes femmes » à côté des « grands hommes » était moins une question paritaire (combien de femmes manquantes ?) qu’une question de héros et d’héroïnes. C’est là où l’on voit qu’entre l’initiative de 1993 (que j’ai relayée en tant que déléguée interministérielle aux droits des femmes en 1998) et celle d’aujourd’hui (en 2013), la signification n’est pas univoque. Le féminisme est aussi lié aux couleurs des moments historiques et cela en fait tout l’intérêt politique justement. Mais aussi, il y a continuité : Olympe de Gouges est bien à la place des fondateurs et fondatrices d’un espace politique démocratique. Et quelle que soit la critique adressée aujourd’hui à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen  (« droitdelhommisme »), le texte d’Olympe de Gouges qui lui fait face, La Déclaration des droits de la femme et de la citoyennne, la lecture publique de ce texte produit toujours un effet subversif. En décalage, en miroir, cette Déclaration ne fait pas l’effet d’un doublon, d’une copie, mais plutôt d’une provocation renouvelée.

    Pourquoi est-ce important que des femmes soient panthéonisées ? L’égalité économique et la parité politique ne sont-elles pas plus cruciales que la parité symbolique ?  Vouloir que des femmes soient au  Panthéon ne serait-ce pas une expression de « femmonationalisme » réactionnaire  entérinant le préjugé majoritaire de la binarité des  sexes ?

    Des critiques s’élèvent, en effet, pour dénoncer un mauvais féminisme, la charge nationaliste d’une part, la perpétuation de la dualité sexuelle d’autre part.

    Aujourd’hui, il semblerait important de dénoncer un féminisme complice, complice de la domination néolibérale, complice de la reproduction sexuée du monde.

    Face à cela, je propose quelques remarques :

    le féminisme a toujours tort, depuis 200 ans. Il n’arrive jamais au bon moment, il fait le jeu des puissances en place, ou verse dans la futilité politique. Cela s’appelle le contretemps : au XIXe siècle on temporise les droits avec l’argument de la nécessaire éducation des femmes, ou on retoque l’impatience des femmes révolutionnaires en leur expliquant qu’elles ne sont qu’une « contradiction secondaire » au renversement du capitalisme. Jamais au bon moment, jamais au bon endroit : on réprimande donc ces actrices de l’histoire qui se trompent de combat. Que les féministes fassent fausse route est un lieu commun de la politique [1].

    Admettons, en revanche que nous reconnaissions l’empirisme du mouvement féministe, stratégie qui a peut-être quelque raison de faire feu de tout bois dans les pratiques d’émancipation. Dans la mesure où les mécanismes de la domination masculine, tels les morceaux d’un puzzle éclaté, se montrent sous différents visages, on peut comprendre que la résistance se fasse dans le désordre des priorités. Tel ou tel combat peut servir de catalyseur à la résistance, les contextes politiques en décident parfois (l’avortement en 1970, la parité en 1990…).

    Cependant, on doit s’interroger plus avant :

    Soit des tendances et des volontés féministes s’affrontent : d’un côté autour de l’inclusion égalitaire des sexes dans tout espace de la société, y compris dans les lieux symboliques comme le Panthéon, de l’autre autour de l’idée que la dualité des sexes est soluble dans un multiple de genres qui ne craindrait pas de retourner au neutre.

    Soit critiquer la revendication de places pour les femmes au Panthéon laisse penser qu’il existe un féminisme « pur », pur de toutes compromissions avec, non pas tel ou tel parti politique, non, pur de toute compromission avec le réel. À la différence de toute autre question politique, le féminisme est discuté comme une affaire hors de toute réalité des rapports de force ou des stratégies en cours. Le féminisme devrait-il rester au niveau moral (au pire), ontologique (au mieux) ?

    En conséquence, une double question surgit de ces critiques : s’agit-il d’une utopie, révolutionnaire, et en ce cas le féminisme de la dissolution sexuée (dit aussi « post-féminisme ») signe le réveil de pensées radicales subversives dans une époque qui a abandonné toute révolution ; ou se retrouve-t-on face à une pensée qui ne fait pas histoire, qui s’affranchit de la pratique de l’histoire, relayant ainsi ce qui est l’obstacle le plus puissant opposé à toute émancipation féministe : les sexes (ou genre) ne font pas histoire, sont hors du temps [2].

    Or il s’agit bien de « faire histoire ». Laissons de côté les controverses, pour l’obtention réelle des places en partage égal entre les sexes, ou contre les imaginaires dit clichés ou stéréotypes sexués. Il faut parler du symbolique. La question de l’entrée de femmes au Panthéon a à voir avec le symbolique. C’est une évidence.

    Cette évidence peut être mise en relation avec deux événements culturels d’actualité, l’un artistique avec l’exposition Les Papesses à Avignon, l’autre intellectuel avec le prochain « Rendez-vous de l’Histoire de Blois » (octobre 2013).

    D’un côté, l’exposition de cinq importantes artistes sous le titre « Papesses » en référence autant au Palais des papes d’Avignon qu’à la légende de la papesse Jeanne. De Louise Bourgeois à Camille Claudel, en passant par Kiki Smith, Jana Sterback et Berlinde de Bruyckere, on remonte le temps pour nous indiquer la « provenance » de l’affirmation des femmes artistes [3].

    De l’autre côté, la rencontre annuelle emblématique des historiens, consacrée, cette année, au thème de la guerre (centenaire de 1914 oblige…) révèle sa résistance à tirer les conséquences théoriques de l’ « histoire des femmes » initiée à la fin du XXe siècle à l’intérieur de la discipline elle-même [4]. La question sexe/genre est quasiment inexistante (« la guerre a-t-elle un genre ? » fait l’objet d’une unique table ronde perdue dans l’agenda), avec quelques à-côtés à l’ancienne  (grâce à quelques conférencières et à la grande témoin). Exit donc l’idée que guerre et sexuation du monde n’est pas une question périphérique. Bataille (momentanément) perdue pour les historiennes ?

    D’un côté donc, les arts jouent magnifiquement du signifiant pape/papesse consacrant de grandes artistes femmes du XIXe et du XXe siècle, de l’autre les historiens tentent d’ignorer encore l’enjeu sexué de l’Histoire humaine. Un pas en avant du côté des femmes artistes, un pas en arrière chez les historiens. Au milieu, cette mobilisation pour l’entrée des femmes au Panthéon. Un combat parmi d’autres ; et ainsi se fait l’histoire.


    [1] Voir G. Fraisse, « Les contretemps de l’émancipation des femmes » in À côté du genre,  Lormont, Le Bord de l’eau, 2010, pp. 394-403 ; réédité en mars 2022 aux Presses universitaires de France, collection Quadrige, Philosophie.

    [2] Voir G. Fraisse, « Sur l’historicité de la différence des sexes » in La Fabrique du féminisme, Le passager clandestin, 2012, p. 70 sq ; réédité en septembre 2022.

    [3] Cette exposition, qui réunissait dans l’enceinte du Palais des papes à Avignon, des œuvres de Camille Claudel, Louise Bourgeois, Kiki Smith, Jana Sterbak et Berlinde De Bruyckere eut lieu du 9 juin au 11 novembre 2013. G. Fraisse l’évoque dans La suite de l’histoire, Le Seuil, 2019.

    [4] En décembre 2022, on ne tombe plus guère que sur des « pages non trouvées » sur l’édition 2013 des Rendez-vous de Blois ; par exemple, sur le site dédié ; pour se faire une idée (imprécise) du programme de 2013, voir le site des Clionautes.

    L’humanisme passe par le féminisme

    La place d’Olympe de Gouges est au Panthéon. Combattante de la liberté, elle a promu un humanisme indissociable de son féminisme.

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  • « Olympe de Gouges est bien à la place des fondateurs et fondatrices d’un espace politique démocratique », entretien de Sylvia Duverger avec Geneviève Fraisse

    Cet entretien, publié sur le blog Féministes en tous genres (BibliObs, 2011-2019), se fit par échange de mails en septembre 2013, au moment où Olympe de Gouges figurait en tête de liste des actrices de l’histoire que les Français·es souhaitaient voir entrer au Panthéon.

    En 2007 et en 2009 vous vous êtes prononcée en faveur de l’entrée d’Olympe de Gouges et de Solitude au Panthéon.

    Oui, la demande de panthéonisation d’Olympe de Gouges a déjà une histoire. L’historienne Catherine Marand-Fouquet ouvre la voie, notamment en organisant une manifestation en 1993 devant le Panthéon, pour commémorer la mort d’Olympe de Gouges, guillotinée le 3 novembre 1793.

    Lire l’entretien de Sylvia Duverger avec Catherine Marand-Fouquet sur le combat pour la panthéonisation d’Olympe de Gouges

    Au lendemain du bicentenaire de la Révolution française, en 1989, c’était une suite logique, logique du point de vue révolutionnaire autant que dans une perspective de réparation historique. Ainsi, la question des « grandes femmes » à côté des « grands hommes » était moins une question paritaire (combien de femmes manquantes ?) qu’une question de héros et d’héroïnes. C’est là où l’on voit qu’entre l’initiative de 1993 (que j’ai relayée en tant que déléguée interministérielle aux droits des femmes en 1998) et celle d’aujourd’hui (en 2013), la signification n’est pas univoque. Le féminisme est aussi lié aux couleurs des moments historiques et cela en fait tout l’intérêt politique justement. Mais aussi, il y a continuité : Olympe de Gouges est bien à la place des fondateurs et fondatrices d’un espace politique démocratique. Et quelle que soit la critique adressée aujourd’hui à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen  (« droitdelhommisme »), le texte d’Olympe de Gouges qui lui fait face, La Déclaration des droits de la femme et de la citoyennne, la lecture publique de ce texte produit toujours un effet subversif. En décalage, en miroir, cette Déclaration ne fait pas l’effet d’un doublon, d’une copie, mais plutôt d’une provocation renouvelée.

    Pourquoi est-ce important que des femmes soient panthéonisées ? L’égalité économique et la parité politique ne sont-elles pas plus cruciales que la parité symbolique ?  Vouloir que des femmes soient au  Panthéon ne serait-ce pas une expression de « femmonationalisme » réactionnaire  entérinant le préjugé majoritaire de la binarité des  sexes ?

    Des critiques s’élèvent, en effet, pour dénoncer un mauvais féminisme, la charge nationaliste d’une part, la perpétuation de la dualité sexuelle d’autre part.

    Aujourd’hui, il semblerait important de dénoncer un féminisme complice, complice de la domination néolibérale, complice de la reproduction sexuée du monde.

    Face à cela, je propose quelques remarques :

    le féminisme a toujours tort, depuis 200 ans. Il n’arrive jamais au bon moment, il fait le jeu des puissances en place, ou verse dans la futilité politique. Cela s’appelle le contretemps : au XIXe siècle on temporise les droits avec l’argument de la nécessaire éducation des femmes, ou on retoque l’impatience des femmes révolutionnaires en leur expliquant qu’elles ne sont qu’une « contradiction secondaire » au renversement du capitalisme. Jamais au bon moment, jamais au bon endroit : on réprimande donc ces actrices de l’histoire qui se trompent de combat. Que les féministes fassent fausse route est un lieu commun de la politique [1].

    Admettons, en revanche que nous reconnaissions l’empirisme du mouvement féministe, stratégie qui a peut-être quelque raison de faire feu de tout bois dans les pratiques d’émancipation. Dans la mesure où les mécanismes de la domination masculine, tels les morceaux d’un puzzle éclaté, se montrent sous différents visages, on peut comprendre que la résistance se fasse dans le désordre des priorités. Tel ou tel combat peut servir de catalyseur à la résistance, les contextes politiques en décident parfois (l’avortement en 1970, la parité en 1990…).

    Cependant, on doit s’interroger plus avant :

    Soit des tendances et des volontés féministes s’affrontent : d’un côté autour de l’inclusion égalitaire des sexes dans tout espace de la société, y compris dans les lieux symboliques comme le Panthéon, de l’autre autour de l’idée que la dualité des sexes est soluble dans un multiple de genres qui ne craindrait pas de retourner au neutre.

    Soit critiquer la revendication de places pour les femmes au Panthéon laisse penser qu’il existe un féminisme « pur », pur de toutes compromissions avec, non pas tel ou tel parti politique, non, pur de toute compromission avec le réel. À la différence de toute autre question politique, le féminisme est discuté comme une affaire hors de toute réalité des rapports de force ou des stratégies en cours. Le féminisme devrait-il rester au niveau moral (au pire), ontologique (au mieux) ?

    En conséquence, une double question surgit de ces critiques : s’agit-il d’une utopie, révolutionnaire, et en ce cas le féminisme de la dissolution sexuée (dit aussi « post-féminisme ») signe le réveil de pensées radicales subversives dans une époque qui a abandonné toute révolution ; ou se retrouve-t-on face à une pensée qui ne fait pas histoire, qui s’affranchit de la pratique de l’histoire, relayant ainsi ce qui est l’obstacle le plus puissant opposé à toute émancipation féministe : les sexes (ou genre) ne font pas histoire, sont hors du temps [2].

    Or il s’agit bien de « faire histoire ». Laissons de côté les controverses, pour l’obtention réelle des places en partage égal entre les sexes, ou contre les imaginaires dit clichés ou stéréotypes sexués. Il faut parler du symbolique. La question de l’entrée de femmes au Panthéon a à voir avec le symbolique. C’est une évidence.

    Cette évidence peut être mise en relation avec deux événements culturels d’actualité, l’un artistique avec l’exposition Les Papesses à Avignon, l’autre intellectuel avec le prochain « Rendez-vous de l’Histoire de Blois » (octobre 2013).

    D’un côté, l’exposition de cinq importantes artistes sous le titre « Papesses » en référence autant au Palais des papes d’Avignon qu’à la légende de la papesse Jeanne. De Louise Bourgeois à Camille Claudel, en passant par Kiki Smith, Jana Sterback et Berlinde de Bruyckere, on remonte le temps pour nous indiquer la « provenance » de l’affirmation des femmes artistes [3].

    De l’autre côté, la rencontre annuelle emblématique des historiens, consacrée, cette année, au thème de la guerre (centenaire de 1914 oblige…) révèle sa résistance à tirer les conséquences théoriques de l’ « histoire des femmes » initiée à la fin du XXe siècle à l’intérieur de la discipline elle-même [4]. La question sexe/genre est quasiment inexistante (« la guerre a-t-elle un genre ? » fait l’objet d’une unique table ronde perdue dans l’agenda), avec quelques à-côtés à l’ancienne  (grâce à quelques conférencières et à la grande témoin). Exit donc l’idée que guerre et sexuation du monde n’est pas une question périphérique. Bataille (momentanément) perdue pour les historiennes ?

    D’un côté donc, les arts jouent magnifiquement du signifiant pape/papesse consacrant de grandes artistes femmes du XIXe et du XXe siècle, de l’autre les historiens tentent d’ignorer encore l’enjeu sexué de l’Histoire humaine. Un pas en avant du côté des femmes artistes, un pas en arrière chez les historiens. Au milieu, cette mobilisation pour l’entrée des femmes au Panthéon. Un combat parmi d’autres ; et ainsi se fait l’histoire.


    [1] Voir G. Fraisse, « Les contretemps de l’émancipation des femmes » in À côté du genre,  Lormont, Le Bord de l’eau, 2010, pp. 394-403 ; réédité en mars 2022 aux Presses universitaires de France, collection Quadrige, Philosophie.

    [2] Voir G. Fraisse, « Sur l’historicité de la différence des sexes » in La Fabrique du féminisme, Le passager clandestin, 2012, p. 70 sq ; réédité en septembre 2022.

    [3] Cette exposition, qui réunissait dans l’enceinte du Palais des papes à Avignon, des œuvres de Camille Claudel, Louise Bourgeois, Kiki Smith, Jana Sterbak et Berlinde De Bruyckere eut lieu du 9 juin au 11 novembre 2013. G. Fraisse l’évoque dans La suite de l’histoire, Le Seuil, 2019.

    [4] En décembre 2022, on ne tombe plus guère que sur des « pages non trouvées » sur l’édition 2013 des Rendez-vous de Blois ; par exemple, sur le site dédié ; pour se faire une idée (imprécise) du programme de 2013, voir le site des Clionautes.

    Qui a peur d’Olympe de Gouges ?

    Qui a peur d’Olympe de Gouges ? Les historiens et historiennes de la Révolution française, montre Christine Fauré. Olympe de Gouges, en effet, a eu le front de s’opposer à Robespierre, dit l’Incorruptible, qu’elle jugeait avide de sang et de pouvoir.

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  • « Olympe de Gouges est bien à la place des fondateurs et fondatrices d’un espace politique démocratique », entretien de Sylvia Duverger avec Geneviève Fraisse

    Cet entretien, publié sur le blog Féministes en tous genres (BibliObs, 2011-2019), se fit par échange de mails en septembre 2013, au moment où Olympe de Gouges figurait en tête de liste des actrices de l’histoire que les Français·es souhaitaient voir entrer au Panthéon.

    En 2007 et en 2009 vous vous êtes prononcée en faveur de l’entrée d’Olympe de Gouges et de Solitude au Panthéon.

    Oui, la demande de panthéonisation d’Olympe de Gouges a déjà une histoire. L’historienne Catherine Marand-Fouquet ouvre la voie, notamment en organisant une manifestation en 1993 devant le Panthéon, pour commémorer la mort d’Olympe de Gouges, guillotinée le 3 novembre 1793.

    Lire l’entretien de Sylvia Duverger avec Catherine Marand-Fouquet sur le combat pour la panthéonisation d’Olympe de Gouges

    Au lendemain du bicentenaire de la Révolution française, en 1989, c’était une suite logique, logique du point de vue révolutionnaire autant que dans une perspective de réparation historique. Ainsi, la question des « grandes femmes » à côté des « grands hommes » était moins une question paritaire (combien de femmes manquantes ?) qu’une question de héros et d’héroïnes. C’est là où l’on voit qu’entre l’initiative de 1993 (que j’ai relayée en tant que déléguée interministérielle aux droits des femmes en 1998) et celle d’aujourd’hui (en 2013), la signification n’est pas univoque. Le féminisme est aussi lié aux couleurs des moments historiques et cela en fait tout l’intérêt politique justement. Mais aussi, il y a continuité : Olympe de Gouges est bien à la place des fondateurs et fondatrices d’un espace politique démocratique. Et quelle que soit la critique adressée aujourd’hui à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen  (« droitdelhommisme »), le texte d’Olympe de Gouges qui lui fait face, La Déclaration des droits de la femme et de la citoyennne, la lecture publique de ce texte produit toujours un effet subversif. En décalage, en miroir, cette Déclaration ne fait pas l’effet d’un doublon, d’une copie, mais plutôt d’une provocation renouvelée.

    Pourquoi est-ce important que des femmes soient panthéonisées ? L’égalité économique et la parité politique ne sont-elles pas plus cruciales que la parité symbolique ?  Vouloir que des femmes soient au  Panthéon ne serait-ce pas une expression de « femmonationalisme » réactionnaire  entérinant le préjugé majoritaire de la binarité des  sexes ?

    Des critiques s’élèvent, en effet, pour dénoncer un mauvais féminisme, la charge nationaliste d’une part, la perpétuation de la dualité sexuelle d’autre part.

    Aujourd’hui, il semblerait important de dénoncer un féminisme complice, complice de la domination néolibérale, complice de la reproduction sexuée du monde.

    Face à cela, je propose quelques remarques :

    le féminisme a toujours tort, depuis 200 ans. Il n’arrive jamais au bon moment, il fait le jeu des puissances en place, ou verse dans la futilité politique. Cela s’appelle le contretemps : au XIXe siècle on temporise les droits avec l’argument de la nécessaire éducation des femmes, ou on retoque l’impatience des femmes révolutionnaires en leur expliquant qu’elles ne sont qu’une « contradiction secondaire » au renversement du capitalisme. Jamais au bon moment, jamais au bon endroit : on réprimande donc ces actrices de l’histoire qui se trompent de combat. Que les féministes fassent fausse route est un lieu commun de la politique [1].

    Admettons, en revanche que nous reconnaissions l’empirisme du mouvement féministe, stratégie qui a peut-être quelque raison de faire feu de tout bois dans les pratiques d’émancipation. Dans la mesure où les mécanismes de la domination masculine, tels les morceaux d’un puzzle éclaté, se montrent sous différents visages, on peut comprendre que la résistance se fasse dans le désordre des priorités. Tel ou tel combat peut servir de catalyseur à la résistance, les contextes politiques en décident parfois (l’avortement en 1970, la parité en 1990…).

    Cependant, on doit s’interroger plus avant :

    Soit des tendances et des volontés féministes s’affrontent : d’un côté autour de l’inclusion égalitaire des sexes dans tout espace de la société, y compris dans les lieux symboliques comme le Panthéon, de l’autre autour de l’idée que la dualité des sexes est soluble dans un multiple de genres qui ne craindrait pas de retourner au neutre.

    Soit critiquer la revendication de places pour les femmes au Panthéon laisse penser qu’il existe un féminisme « pur », pur de toutes compromissions avec, non pas tel ou tel parti politique, non, pur de toute compromission avec le réel. À la différence de toute autre question politique, le féminisme est discuté comme une affaire hors de toute réalité des rapports de force ou des stratégies en cours. Le féminisme devrait-il rester au niveau moral (au pire), ontologique (au mieux) ?

    En conséquence, une double question surgit de ces critiques : s’agit-il d’une utopie, révolutionnaire, et en ce cas le féminisme de la dissolution sexuée (dit aussi « post-féminisme ») signe le réveil de pensées radicales subversives dans une époque qui a abandonné toute révolution ; ou se retrouve-t-on face à une pensée qui ne fait pas histoire, qui s’affranchit de la pratique de l’histoire, relayant ainsi ce qui est l’obstacle le plus puissant opposé à toute émancipation féministe : les sexes (ou genre) ne font pas histoire, sont hors du temps [2].

    Or il s’agit bien de « faire histoire ». Laissons de côté les controverses, pour l’obtention réelle des places en partage égal entre les sexes, ou contre les imaginaires dit clichés ou stéréotypes sexués. Il faut parler du symbolique. La question de l’entrée de femmes au Panthéon a à voir avec le symbolique. C’est une évidence.

    Cette évidence peut être mise en relation avec deux événements culturels d’actualité, l’un artistique avec l’exposition Les Papesses à Avignon, l’autre intellectuel avec le prochain « Rendez-vous de l’Histoire de Blois » (octobre 2013).

    D’un côté, l’exposition de cinq importantes artistes sous le titre « Papesses » en référence autant au Palais des papes d’Avignon qu’à la légende de la papesse Jeanne. De Louise Bourgeois à Camille Claudel, en passant par Kiki Smith, Jana Sterback et Berlinde de Bruyckere, on remonte le temps pour nous indiquer la « provenance » de l’affirmation des femmes artistes [3].

    De l’autre côté, la rencontre annuelle emblématique des historiens, consacrée, cette année, au thème de la guerre (centenaire de 1914 oblige…) révèle sa résistance à tirer les conséquences théoriques de l’ « histoire des femmes » initiée à la fin du XXe siècle à l’intérieur de la discipline elle-même [4]. La question sexe/genre est quasiment inexistante (« la guerre a-t-elle un genre ? » fait l’objet d’une unique table ronde perdue dans l’agenda), avec quelques à-côtés à l’ancienne  (grâce à quelques conférencières et à la grande témoin). Exit donc l’idée que guerre et sexuation du monde n’est pas une question périphérique. Bataille (momentanément) perdue pour les historiennes ?

    D’un côté donc, les arts jouent magnifiquement du signifiant pape/papesse consacrant de grandes artistes femmes du XIXe et du XXe siècle, de l’autre les historiens tentent d’ignorer encore l’enjeu sexué de l’Histoire humaine. Un pas en avant du côté des femmes artistes, un pas en arrière chez les historiens. Au milieu, cette mobilisation pour l’entrée des femmes au Panthéon. Un combat parmi d’autres ; et ainsi se fait l’histoire.


    [1] Voir G. Fraisse, « Les contretemps de l’émancipation des femmes » in À côté du genre,  Lormont, Le Bord de l’eau, 2010, pp. 394-403 ; réédité en mars 2022 aux Presses universitaires de France, collection Quadrige, Philosophie.

    [2] Voir G. Fraisse, « Sur l’historicité de la différence des sexes » in La Fabrique du féminisme, Le passager clandestin, 2012, p. 70 sq ; réédité en septembre 2022.

    [3] Cette exposition, qui réunissait dans l’enceinte du Palais des papes à Avignon, des œuvres de Camille Claudel, Louise Bourgeois, Kiki Smith, Jana Sterbak et Berlinde De Bruyckere eut lieu du 9 juin au 11 novembre 2013. G. Fraisse l’évoque dans La suite de l’histoire, Le Seuil, 2019.

    [4] En décembre 2022, on ne tombe plus guère que sur des « pages non trouvées » sur l’édition 2013 des Rendez-vous de Blois ; par exemple, sur le site dédié ; pour se faire une idée (imprécise) du programme de 2013, voir le site des Clionautes.

    Olympe de Gouges à l’Assemblée nationale par Geneviève Fraisse

    Article de Geneviève Fraisse Publié dans Libération le 18 octobre 2015. Il avait été prévu que le buste de l’autrice de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne soit placé en octobre 2015 dans la salle des Quatre-Colonnes. Mais les artistes qui en avaient reçu commande, Jeanne Spehar et Fabrice Gloux, étaient en retard. Ce n’estLire…

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