Un théâtre de femmes

Extrait du Bonheur primitif de l’homme, 1789, publié dans le tome II des Œuvres complètes (Montauban, Cocagne), p. 61-64. Je (Sylvia Duverger) remercie Béatrice Daël, directrice de Cocagne, d’avoir mis à ma disposition la version numérique de ce texte.

Olympe de Gouges, on le sait, est entrée dans la carrière littéraire par le théâtre, en jouant puis en écrivant des pièces.

Oui, citoyens, n’ayant point de fortune, j’ai entrepris de m’en procurer une par une noble émulation et d’engager mon sexe à se distinguer, de même que les hommes, par une industrie honorable. Un grand nombre de femmes bien nées sont perdues, parce que les hommes, qui se sont emparés de tout, ont privé les femmes de s’élever et de se procurer des ressources utiles et durables. (…) De tous les temps les femmes ont écrit ; elles ont eu le droit d’entrer en lice, avec les hommes, dans la carrière dramatique.

Afin d’encourager les femmes dans cette voie émancipatrice et de favoriser le progrès socio-politique, Olympe de Gouges défend un projet de second théâtre national : pendant de la Comédie-Française, il ne présenterait que des pièces d’autrices et serait une « école des mœurs ».

Conserver les arts, et réprimer l’excès du luxe ; abolir impitoyablement la moitié des spectacles ; en élever un qui puisse épurer les mœurs, faire disparaître le préjugé, et devenir la source d’une noble émulation et l’utilité de la société,

telle est la proposition d’Olympe de Gouges pour combattre le vice et accroître les lumières. Elle se distingue nettement de Rousseau, dont la Lettre à d’Alembert condamne le théâtre, source, juge-t-il, de désirs, d’envie et de jalousie, donc de maux sans nombre.

Le théâtre d’autrices qu’Olympe appelle de ses vœux fournirait une instruction, en même temps qu’un pécule, à des jeunes filles et jeunes gens bien élevés de familles appauvries ; au bout de 10 ans, l’excédent de ses recettes servirait à la création de deux écoles dramatiques, les filles et les garçons étudiant séparément, recevant chacune 12 enfants âgés de 5 ans à leur entrée. Les élèves seraient initiés à tous les arts ainsi qu’ à « la pratique philosophique ». À 15 ans, chacun·e choisirait de poursuivre dans la carrière théâtrale ou opterait pour un autre « état propre à [ses] dispositions ».

Pour voir le succès de ce projet, il faut supposer que ce spectacle serait suivi ; que les femmes auraient assez de talent pour faire un fond de pièces à entraîner toujours de nouveau le public. Ce n’est point à moi à répondre de tout mon sexe, je peux mettre trente pièces à l’étude. Puis-je dire aussi qu’aucune n’est dépourvue du talent dramatique ? Et c’est une vérité que personne n’a encore contestée, pas même les plus forts critiques, ni mes plus grands ennemis. Pourquoi donc cet établissement ne serait-il point autorisé ? N’aurai-je pas le droit, parce que je suis femme, de commencer, comme Molière, avec mes pièces seulement ? N’est-ce pas mon bien ? N’est-ce pas ma propriété ? Pourquoi l’État s’y opposerait-il, moi qui ne désire que son salut, moi qui n’ai d’autre fortune que mon faible talent, et qui ne demande d’autres récompenses ? Si, avec ce noble désintéressement, le gouvernement jette un œil de bienveillance sur ce vertueux projet, je n’aurai rien à désirer pour en voir l’accomplissement.

L’on voit ici comment Olympe de Gouges tisse le particulier et le général, passant, et repassant, de l’un à l’autre : de son expérience personnelle, elle déduit qu’il est nécessaire d’offrir à des femmes sans revenus la possibilité de gagner leur vie en exerçant un métier honorable. Elle revendique pour elle-même, et pour toutes ses semblables, le droit à jouir d’autant de considération que Molière, celui des dramaturges du siècle précédent dont la voix, soutenue par le Roi-Soleil, avait le plus de portée. Molière était pour elle un modèle : en 1788, dans sa pièce Molière chez Ninon ou le siècle des grands hommes, il figure sous un jour des plus favorables aux côtés de Ninon de Lenclos, courtisane et femme de lettres à laquelle elle entendait s’égaler. 

En préambule de sa requête, adressée « au roi, au gouvernement, aux états généraux » et formulant l’espoir qu’un théâtre national consacre la créativité féminine, Olympe de Gouges avait développé ces autres « réflexions utiles », d’ordre général :

Tout bon citoyen fait des vœux pour voir prendre à son pays une nouvelle forme. Les plus sages assurent que le gouvernement doit faire de grands changements. Corriger plusieurs abus, détruire entièrement l’excès du luxe, abolir un nombre infini de jeux publics et créer des amusements qui élèvent l’âme des Français, épurent le courage ; balayer les rues de Paris des filles publiques, les éloigner des jardins royaux et les tenir dans des quartiers où la police sera faite à l’insu des femmes honnêtes, des filles de marchands qui sont tous les jours spectatrices du débordement de ces viles créatures et de leur affreuse situation ; donner à la vertu des marques distinctives.

La comédienne irréprochable grâce au théâtre vertueux que l’autrice voudrait voir nationalement institué, ainsi que l’écrivaine et  toutes « les femmes honnêtes » sont opposées à la figure repoussoir de la « fille publique ».

Femme déchue, « vile créature », la prostituée est cependant, dans des textes plus immédiatement politiques d’Olympe de Gouges, décrite comme une victime de l’ordre patriarcal. Ordre qui, confisquant au profit des hommes les moyens d’acquérir une position sociale, s’accapare les corps féminins, voués à l’hétéronomie.

Olympe de Gouges faisait partie des femmes d’exception ayant su conquérir leur autonomie, telle, en effet, Ninon de Lenclos au siècle précédent. Notons que l’autrice du Bonheur primitif n’en fut pas moins, dans les premiers temps de sa vie, une fille et une femme de marchand, dont il sera ensuite souvent dit, après qu’elle eut osé se faire autrice, qu’elle était une courtisane. Dans le catalogue de l’exposition Parisiennes citoyennes !, qui s’est tenue au Musée Carnavalet de septembre 2022 à janvier 2023, elle est présentée comme étant telle en 1783, lorsqu’elle se lance dans la carrière littéraire.

Certes la courtisane appartenait à l’aristocratie de la prostitution, comme en témoigne excellemment le destin de Jeanne du Barry, maîtresse de Louis XV, anoblie afin de pouvoir demeurer à la Cour, mais c’est à faire partie de l’aristocratie de l’esprit qu’Olympe aspirait. Le vœu qu’elle formule ici d’exclure la prostituée de l’espace social, le projet de l’invisibiliser, le mépris social et la réprobation morale qu’elle lui témoigne (« vile créature ») vont de pair avec sa quête de reconnaissance et de distinction. Stigmatiser la prostituée pour oublier que la courtisane peut à son tour être mise au rebut et tomber dans la fange, comme Louis Sébastien Mercier ne s’est pas fait faute de le préciser.

Prostituées et courtisanes : le point de vue pluriel de Louis Sébastien Mercier

L’écrivain et homme politique Louis Sébastien Mercier était, comme l’on sait, un ami (amant ?) et sans doute un guide, un conseiller, voire un correcteur d’Olympe de Gouges. Il est l’auteur, entre autres, du Tableau de Paris, qui décrit avec talent et acuité les mille et une vies parisiennes qu’il eut le loisir et l’occasion d’observer. Il distingue entre courtisanes et « filles publiques » en moraliste tout autant qu’en journaliste et en sociologue :

Courtisanes… « On appelle de ce nom celles qui, toujours couvertes de diamants, mettent leurs faveurs à la plus haute enchère, sans avoir quelquefois plus de beauté que l’indigente qui se vend à bas prix. Mais le caprice, le sort, le manège, un peu d’art ou d’esprit mettent une énorme distance entre des femmes qui ont le même but. Depuis l’altière Laïs qui vole à Longchamp dans un brillant équipage (que, sans sa présence licencieuse, on attribuerait à une jeune duchesse), jusqu’à la raccrocheuse qui se morfond le soir au coin d’une borne, quelle hiérarchie dans le même métier !
Que de distinctions, de nuances, de noms divers, et ce pour exprimer néanmoins une seule et même chose ! Cent mille livres par an, ou une pièce d’argent ou de monnaie pour un quart d’heure, causent ces dénominations qui ne marquent que
les échelles du vice ou de la profonde indigence. […]

Le vice est embelli, pour ainsi dire, dans la personne d’une courtisane, il ne reprend ses traits honteux et sa couleur rebutante que dans les dernières victimes de l’incontinence. […] Comment la police sera-t-elle indulgente pour le libertinage paré roulant dans un char, et sévère pour le libertinage de détresse marchant dans les rues fangeuses ?

D’autant que les prostituées peuvent échapper à leur triste sort “par une aventure heureuse et rare” . Mais du plus haut, il n’est pas non plus impossible de déchoir :

Il est des métamorphoses très surprenantes parmi ces femmes, et qui les font tout à coup changer de place sur le haut gradin pyramidal. Elles montent et descendent, selon que le hasard leur amène des entreteneurs plus ou moins riches. Le caprice, l’engouement, des rapports inconnus font que la petite fille dédaignée la veille, et qu’on ne regardait pas, est préférée à toutes ses compagnes. Elle roule quinze jours après en voiture brillante sur ce même boulevard où ses regards sollicitaient vainement de côté des adorateurs. […] L’autre retombe dans l’indigence, après avoir mené un train, et devient dans son abaissement le partage du laquais qui la servait six mois auparavant.
Qui pourra deviner les causes de ces vicissitudes ? […]
Une fille d’opéra qui vient de décéder laisse un mobilier immense, une somme d’argent considérable. Avait-elle plus de beauté et d’esprit qu’une autre ? Non : sortie de la plus basse classe du peuple, elle eut pour elle les faveurs de ce destin inconcevable qui dans ce monde élève, abaisse, maintient, renverse ministres et catins.

(L. S. Mercier, Tableau de Paris, T. I, éd. Jean-Claude Bonnet, Paris, Mercure de France, 1994, p. 601-02, T. II, p. 1328, T. I, p. 131 ; passages cités par Laurence Mall, « Eros et labor, Le (beau) sexe, le travail et le travail du sexe dans le Tableau de Paris de Louis Sébastien Mercier », Clio, n° 25, 2007 ; extrait publié sur le site Gallica, « Les femmes qui font trafic à Paris de leurs charmes »)

Publié par Sylvia Duverger

Après un dea en philosophie à Paris I, puis, plus tardivement dans ma vie, un master de sociologie clinique Paris VII, je me suis engagée dans une thèse sur la question (épineuse) du féminin dans la pensée de Levinas, que j'ai délaissée au profit du blog Féministes en tous genres (2011-2018), situé dans les marges de BibliObs. Ce blog ayant disparu dans les limbes d'Internet, je republie ici certains des entretiens qui y figurait, auxquels j'adjoindrai des inédits.

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