Du savoir et de ses excès

selon Olympe de Gouges

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Olympe de Gouges est une lectrice de Rousseau, comme bien d’autres lettré•es, autodidactes ou non, de son temps. Elle a sans nul doute à l’esprit le Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, celui sur les sciences et les arts et l’Essai sur l’origine des langues lorsqu’elle compose Le Bonheur primitif de l’homme, publié à Amsterdam en 1789. Elle partage la défiance paradoxale nourrie par l’antiphilosophe des Lumières à l’égard du savoir et de la science. Mais jusqu’à un certain point seulement :

 » Je ne dédaigne point les sciences quoique la bizarrerie de mon étoile ait voulu que je fusse ignorante ; mais c’est l’abus que je condamne. » (Le bonheur primitif, Œuvres complètes, Tome II, Cocagne, 2010, p. 50)

Elle évoque ces « sauvages instruits » qui vendraient leurs enfants, leur épouse, la nature entière pour un instant de plaisir (BP, OC II, p. 53). Le mal, les conduites immorales, auto- ou hétérodestructrices, les violences prédatrices viennent selon elle de ce que « l’homme a étendu trop loin ses connaissances » (BP, OC II, p. 53) :

« à force de chercher , il s’écarte du vrai, et ne trouvera qu’une ignorance qui fatigue son jugement, et finit par égarer sa raison. » (BP, OC II, p. 49) :

La quête d’un savoir absolu, de part en part clarifié et fondé, ne peut qu’échouer et sombrer dans le maelstrom de la régression à l’infini.

Ces mille questions
Qui se ramifient
N’amènent, au fond,
Qu’ivresse et folie ;

conviendra plus tard Rimbaud dans Âge d’or. Le savoir qui permet de se bien conduire en cette vie, tel est « le vrai » selon Olympe de Gouges. Et il ne peut s’atteindre par l’hybris d’un désir de savoir qui creuse et ravine plus qu’il n’édifie. La démesure de la quête avide de savoir relève de la « dévorante ambition » (BP, OC II, p. 49) et va de pair avec « la dépravation la plus effrénée » qu’Olympe de Gouges attribue à ses contemporain•es avec des accents indéniablement rousseauistes (BP, OC II, p. 53).

Pour elle, l’être humain le plus valable n’est donc pas le savant mais celui qui, favorisé par la nature, est doté d’une « lueur de génie et d’une portion d’humanité » (BP, OC II, p. 53). Il est donc un bon et un mauvais naturel. Loin d’amender le mauvais naturel, l’instruction l’empire. Elle le rend arrogant en le persuadant qu’il sait plus tandis qu’il pense moins :

« L’instruction ne peut rien sur ces individus stupides et bouchés ; (…) elle en peut faire des pédants insoutenables, qui ne vous parlent que par citations, qui ne pensent que par autrui, et qui sont incapables d’avoir une idée ingénieuse. » (BP, OC II, p. 53)

En outre, non exempte de préjugés de classe, Olympe de Gouges estime que l’instruction ne bénéficie que rarement aux valets ou aux enfants des artisans ou des ouvriers, et que, sauf exception, elle produit soit des incapables, soit des « mauvais sujets », voire des « scélérats » (BP, OC II, p. 57) :

« Depuis que les valets se sont instruits et ne doutent plus de rien, que de mauvais sujets, que de scélérats cette instruction n’a-t-elle pas produits dans cette classe d’hommes. Que de maîtres ont été assassinés par leurs gens ! (…)

Le petit veut s’égaler au grand (…). Un ouvrier qui aura gagné une fortune honnête aura la sottise de ne point élever ses enfants dans le métier que lui auront donné ses pères. C’est dans un collège ou dans une pension qu’on trouve, à côté d’un marquis, d’un comte, le fils d’un tailleur, d’un cordonnier, d’un menuisier. Tous ces jeunes gens réussissent-ils ? Non. Les réserves que leurs pères ont épuisées pour fournir à leur éducation n’ont servi qu’à les rendre de mauvais sujets : excepté ceux qui sont doués d’un mérite transcendant, tout le reste est montré du doigt. Quelquefois le fils d’un cordonnier peut devenir un grand homme et très utile à la patrie ; mais la plupart n’ont que l’esprit de leur père, sans avoir celui de leur métier. (…) Je voudrais que tous les hommes de tous les rangs et de toutes les classes fussent élevés dans la profession et l’état de leur père. (…) À force de vouloir varier et dénaturer les hommes, on ne sera plus rien. » (BP, OC II, p. 57-58)

Étrange prise en position en faveur du fixisme et de la reproduction sociale (accord de proximité) chez cette transfuge de classe, prise de position dont elle-même souligne le porte-à-faux :

« Si j’allais plus avant sur cette matière, je pourrais m’étendre trop loin, et m’attirer l’inimitié des hommes parvenus qui, sans réfléchir sur mes bonnes vues ni approfondir mes bonnes intentions, me condamneraient impitoyablement comme une femme qui n’a que des paradoxes à offrir et non des problèmes faciles à résoudre. » (BP, OC, T. II, p. 50)

 » Je sais combien mes opinions (…) vont m’attirer de critiques. Je les attends sans les craindre » (BP, OC, T. II, p. 58)

Force est de constater qu’elle ne s’identifie pas à la classe sociale dans laquelle elle a pourtant grandi – son père, Pierre Gouze, était boucher à Montauban (O. Blanc, Olympe de Gouges, Des droits de la femme à la guillotine, Tallandier, 2014, p. 21), comme si elle n’avait jamais été que la fille naturelle de Jean-Jacques Le Franc, marquis de Pompignan (O. Blanc, op. cit., p. 17 et suivantes, voir notamment p. 25).

Quand elle ne s’indigne pas de la misère dans laquelle les fortuné•es plonge le peuple en l’exploitant sans frein ni vergogne, elle craint sa colère et son ressentiment. D’autant plus, sans doute, que n’étant pas indifférente à ses souffrances, elle peut présumer qu’il désire rendre à ceux qui le maltraitent la monnaie de leur violence. Son indignation, pourtant bien réelle, à l’égard de l’indigence qui étrangle des paysans et des ouvriers (BP, T. II, p. 57, Remarques patriotiques, novembre 1788, OC, T. III, p. 137 et suivantes), le lien qu’elle établit entre l’égalité, l’harmonie sociale et le bonheur (BP, T. II, p. 49) ne semblent guère conciliables avec l’immobilisme social dont elle se montre ici partisane.

Reste que cette dévalorisation de l’instruction et du savoir permet à Olympe de Gouges de se prévaloir des lacunes de son éducation. Elle se considère elle-même, assurément, comme une enfant de la nature, favorisée par ce bon naturel qui allie « lueur de génie » et « portion d’humanité » (BP, OC II, p. 53). la nature, écrivait-elle à Bernardin de Saint-Pierre, lui-même disciple de Rousseau,

« a tout fait pour moi, je me sens un de ses enfants favoris » (1792, cité par O. Blanc, op. cit., p. 25)

Pourtant, si elle n’évoque pas ici l’instruction des filles, si souvent négligée à l’époque, elle n’en préconise pas moins dans Le prince philosophe une éducation égalitaire.

Paradoxe ou problème facile à résoudre ?

Publié par Sylvia Duverger

Après un dea en philosophie à Paris I, puis, plus tardivement dans ma vie, un master de sociologie clinique Paris VII, je me suis engagée dans une thèse sur la question (épineuse) du féminin dans la pensée de Levinas, que j'ai délaissée au profit du blog Féministes en tous genres (2011-2018), situé dans les marges de BibliObs. Ce blog ayant disparu dans les limbes d'Internet, je republie ici certains des entretiens qui y figurait, auxquels j'adjoindrai des inédits.

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